jeudi 20 décembre 2012

Double peine

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Pierre Pestieau

Le vieillissement s’accompagne d’une augmentation des risques de perte d’autonomie, avec pour corollaire l’accroissement des situations de dépendance ; l’aide pour les activités du quotidien devient alors indispensable. Du fait de leur surnombre, parce qu’elles vivent plus longtemps que les hommes et sont plus souvent en situation de dépendance aux grands âges, les femmes sont aujourd’hui les principales bénéficiaires de l’aide à domicile. Elles en sont également, à un stade moins avancé de leur cycle de vie, les principales pourvoyeuses au sein de la famille (1).

D’après les chiffres de mortalité observés en France en 2010, les femmes qui ont atteint 65 ans peuvent espérer vivre encore 23 ans et les hommes 18,5 ans. La surmortalité masculine se traduit par une surreprésentation des femmes dans la population âgée, d’autant plus grande que l’âge augmente : en 2010, elles représentent 60 % des personnes âgées de 75 à 84 ans, 70% des 85 à ­94 ans et près de 85% des 95 ans et plus.

Les femmes sont aussi plus souvent confrontées à des problèmes de santé et des incapacités définies comme des difficultés à réaliser seules des activités de la vie quotidienne. Leur espérance de vie est plus longue certes, mais si on adopte le concept d’espérance de vie en bonne santé, à savoir de vie en pleine autonomie, les femmes surpassent à peine les hommes.

Les démographes étudient en effet combien de temps les populations peuvent espérer vivre en bonne santé : c'est ce qu’ils appellent « l'espérance de vie sans incapacité ». Chose étonnante, et à la différence de l’espérance de vie classique, cette espérance de vie sans incapacité diminue depuis quelques années. Elle serait passée de 62,7 à 61,9 ans entre 2008 et 2010 pour les hommes ; et de 64,6 à 63,5 ans pour les femmes. L’Institut National d’Etudes Démographiques (INED) qui relève ces évolutions note qu’elles se vérifient dans d'autres pays européens (2).

La raison pour laquelle les femmes ont une période de dépendance sensiblement plus longue que les hommes peut en partie s’expliquer par le fait que lorsqu’elles sont âgées de 50 à 65 ans, elles doivent souvent s’occuper de leurs parents ou de leurs beaux parents et parfois de leur mari. Or on s’aperçoit de plus en plus que ces soins sont extrêmement épuisants sur le plan physique et psychologique. Lorsque ils sont prodigués à des personnes souffrant de dépendance lourde, on observe que, trop souvent, ces « aidants naturels » ne s’en remettent jamais et tombent eux-mêmes dans la dépendance. Or ces dépendants naturels sont pour la plupart des femmes.

Pour dire les choses autrement, si nos Etats providence disposaient de meilleures infrastructures d’accueil pour les cas de dépendance lourde, il est vraisemblable que les femmes pourraient vivre plus longtemps sans incapacité et éviter ce qu’il faut bien appeler une double peine.

(1) Carole Bonnet, Emmanuelle Cambois, Chantal Cases, Joelle Gaymu, La dépendance : aujourd’hui l’affaire des femmes, demain davantage celle des hommes ?,  Population et Sociétés 483, 2011.


Joyeux Noël

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Victor Ginsburgh

Rien de pire que les achats qui se déposent sous le sapin. C’est non seulement un casse-tête : Que faut-il acheter, n’avons-nous oublié personne, cela leur plaira-t-il, le budget est dépassé, mais tant pis, on se serrera la ceinture en janvier, février, mars et avril. Après, le beau temps revient et on pourra réduire le chauffage.

Premier conseil donc : S’il le faut vraiment, achetez plutôt en janvier.

D’abord, en janvier, ce sont les soldes. Et puis, le bruit, la musique (si c’est ainsi qu’il faut appeler les chants de Noël), les lumières clignotantes dans les branches des faux sapins des boutiques de décembre, sont vraiment insupportables.

Sachez que c’est fait exprès. Plus il y a de bruit, de monde et de lumière, plus vous souffrez, plus vous perdez le contrôle de vous-même, et plus vous dépensez vite et mal. C’est en tout cas ce qu’ont découvert des chercheurs en marketing (1) : « une stimulation plus importante que celle qui est désirée [par exemple le bruit] a un impact positif sur les achats impulsifs ».

Et puis, selon le New York Times (2), on vous envoie en outre des odeurs pour vous encourager à acheter. Pour la période de Noël, les sprays de gingembre (pain d’épice) et d’amandes (massepain) sont particulièrement recommandés.

 N’achetez en tout cas pas vos cadeaux avant Noël, mais notez qu’après Noël, ça fait un peu minable, donc n’achetez rien du tout.

Parce que, et c’est le deuxième conseil, il faut savoir que ceux qui reçoivent les cadeaux estiment qu’ils ne valent pas leur prix.

Dans un court article paru en 1993, Joel Waldfogel (3) montre que les cadeaux sont malvenus, peu appréciés. Ils sont aujourd’hui largement revendus sur e-Bay par ceux qui les ont reçus et ont été obligés de remercier les oncles, tantes, parents ou enfants et grands parents s’ils sont encore là. Waldfogel se livre à deux enquêtes parmi des étudiants de Yale et leur demande d’évaluer ce qu’a pu coûter le cadeau qu’ils ont reçu et combien ils auraient été disposés à payer pour l’acquérir eux-mêmes. La différence s’élève à quelque 20%. Ce qui veut dire que celui qui reçoit le cadeau l’aurait (peut-être) peut-être acheté s’il avait coûté 20% de moins. Et ce chiffre monte à 35% pour les cadeaux généreusement offerts par les oncles, tantes et grands-parents.

Moralité : Surtout n’achetez pas de cadeaux et si vous voulez quand même ne pas paraître avare, donnez en monnaies sonnantes et trébuchantes, en drachmes par exemple, nos honnêtes banquiers prévoient que le cours va monter. Cela vous évite tous les maux de tête évoqués plus haut, et rend plus heureux ceux qui reçoivent, parce qu’ils peuvent en faire ce qu’ils veulent, tout en pensant à vous.

C’est du win-win comme on dit en mauvais français. Joyeux Noël quand même si vous croyez encore au Père du même nom.

(1) Anna Mattila and Jochen Witz (2008), The role of store environmental stimulation and social factors on impulse purchasing, Journal of Services Marketing 22, 562-567.
(2) Oliver Burkeman, Suffer. Spend . Repeat, The New York Times, December 8, 2012.
(3) Joel Waldfogel (1993), The deadweight loss of Christmas, American Economic Review 83, 1328-1336.

jeudi 13 décembre 2012

Condamnation pour mauvaises prévisions d’éclipse de soleil, de tremblement de terre et de montée des océans

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Victor Ginsburgh

Les Chinois avaient observé depuis longtemps l’existence d’éclipses solaires, mais pensaient qu’elles étaient dues à un dragon invisible qui dévorait le soleil. Lorsque l’éclipse était prévue, les autorités impériales s’y préparaient en réunissant des batteurs de tambours et des archers. Les premiers faisaient grand bruit, les autres décochaient des flèches vers le ciel, ce qui était censé effrayer le dragon. Et le miracle arrivait, puisque quelques minutes plus tard, le soleil revenait.

Hélas, en l’an 2134 (ou 2136) avant J.C., les astronomes chinois Hsi et Ho n’ont pas prévu l’éclipse solaire qui allait se produire et l’empereur mécontent de cette faute les a fait décapiter, en dépit du fait que le soleil se soit remis à briller.

Evidemment, la chose n’est pas pareille lors d’un tremblement de terre, puisque les dégâts qu’il produit ne se réparent pas tout seuls. Il est donc logique, comme l’ont fait les juges italiens après le tremblement de terre de L’Aquila de ne pas guillotiner les géophysiciens, mais de les condamner « simplement » à des peines de six ans de prison pour n’avoir pas donné des informations plus précises sur un événement qui est par essence imprévisible (1). Ceux qui ont construit des bâtiments non conformes dans une zone réputée pour ses tremblements de terre n’ont, dieu merci, pas été inquiétés.

Reste à punir les experts du GIEC, qui avaient mal prévu la montée du niveau des océans. Ils parlaient il y a peu de 2mm par an, et viennent de découvrir que c’est 3,2mm (2). Il faut les pendre illico, avant qu’on ne s’aperçoive que c’est 5mm par an.

Voilà ce qu’est le bras de la justice.

Mais alors que les astronomes chinois se sont sans doute trompés, et que les géophysiciens italiens et les experts du GIEC ont été trop prudents, George W. Bush, président et Dick Cheney, vice-président ont menti sans vergogne sur les fantomatiques armes de destruction massive, ont provoqué la mort d’au moins 100.000 Irakiens—sans doute bien plus—et de quelque 4.500 soldats américains, auxquels s’ajoutent les blessés, les éclopés, les malades mentaux et les centaines de soldats qui ont fini par se suicider. Mais Bush et Cheney sont libres, retirés tous deux dans leur ranchs du Texas, en train de rédiger leurs glorieux exploits.

Comme ont menti la plupart des directeurs de banque qui n’ont peut-être pas tué mais ont provoqué la misère qui dure depuis cinq ans.

Le seul qui ait dit la vérité, le seul honnête homme de toute cette bande de requins, c’est notre ami Maurice Lippens ancien Président du Conseil d’Administration de Fortis, retiré dans son ranch de Knokke-le-Zoute. Lors de son audition par les enquêteurs de la police fédérale, il a déclaré, il y a quelques semaines de cela : « Je n’ai jamais été banquier et ma compréhension de ces matières est relativement superficielle » (3). Ce n’est donc pas lui qui a pu mentir à tous ceux qui ont acheté des actions Fortis, et qui se sont retrouvés le cul nu. On aimerait quand même savoir combien il a été payé durant les 27 années (1981-2008) passées au Conseil d’Administration de cette société dont il n’a qu’une connaissance superficielle.

En attendant mieux, Jean-Paul Votron, Herman Vewilst, Gilbert Mittler, Filip Dierckx, tous anciens responsables à des titres divers dans lesquels je me perds, et, ne l’oublions pas, Maurice Lippens, ex-président du conseil d’administration de Fortis,  actuel joueur de golf au Zoute qui n’y connaît rien en affaires bancaires, ont tous, enfin, été inculpés par le juge d’instruction (4).

Et pendant ce temps-là, Dehaene, ex-président de Dexia, imitant en cela l’inénarrable Sarko, s’exerce paraît-il à la course à pied dans sa belle ville de Vilvorde. On peut espérer qu’il ne perd rien pour attendre, parce que rien ne sert de courir, il aurait fallu partir à temps.

Comme la justice d’ailleurs.


 (1) Le tribunal italien a accusé les « coupables » d’avoir donné des informations « peu précises, incomplètes et contradictoires » une semaine avant le tremblement de terre. Voir http://edition.cnn.com/2012/10/23/world/europe/italy-quake-scientists-guilty/index.html
(2) RTBF, 28 novembre 2012.
(3) L’Echo, 17 novembre 2012.
(4) Agence Belga, 5 décembre 2012.

Quel téléthon!

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Pierre Pestieau

Cette contrepèterie facile vient à l’esprit quand on a vu et surtout écouté l’animateur du 26ième Téléthon. Le weekend dernier, les 7 et 8 décembre 2012, s’est en effet déroulée cette manifestation annuelle sur les chaines publiques françaises et partout en France.

Qu’en penser ? Rien que du bien. Naturellement. Quoique… aurait dit le tant regretté Raymond Devos.

Je ne sais pas encore si le record des dons sera atteint. Record par rapport à quoi ? Mais ce que je sais c’est que le record de bêtises sur le sujet a été franchi. Les journaux, les radios et les télévisions publiques et privées ont consacré de nombreux articles ou de programmes à la charité. Et cela a donné lieu à un débordement de propos chauvins et inexacts dont le plus emblématique est que la France est le pays le plus généreux qui soit et qu’il le devient de plus en plus.

Il est incontestable que le téléthon  porte sur des problèmes de santé pour lesquels les financements manquent cruellement. Par financement, je vise le financement public. L’Etat a une fâcheuse tendance à ne pas s’investir dans des domaines statistiquement peu visibles ou politiquement peu rentables. On sait ainsi que pour des handicaps lourds comme l’autisme, la schizophrénie, ou la trisomie, il y a un manque criant d’infrastructures d’accueil et que c’est dans ces domaines que des associations caritatives sont présentes. Pour certains de ces handicaps, on entend parfois dire que l’accueil est meilleur aux Etats-Unis et plus généralement dans les pays anglo-saxons dont les Etats providence sont beaucoup plus discrets qu’en France ou en Belgique. Or aux Etats-Unis les structures d’accueil sont financées par le mécénat et les contributions caritatives. Sans aucun doute mais deux remarques sur ce point. D’abord, les Etats-Unis dépassent nettement l’Europe dans les dons et ce pour diverses raisons : la culture, la fiscalité et la richesse du pays.  Ensuite, malgré cela, ces structures sont insuffisantes.

Pour revenir à notre bonne vieille Europe, je trouve désolant de voir sur les plateaux de télévision des hommes politiques se pavaner alors qu’ils devraient se démener au parlement et au gouvernement pour que la sécurité sociale prenne en compte ces problèmes. L’Etat ne peut pas tout mais il devrait en tout cas pouvoir cela. Et d’une certaine manière même si les fonds récoltés ont une utilité certaine, il est vraisemblable qu’en y participant, les différents acteurs se donnent bonne conscience et pensent que cela les dispense d’exiger des pouvoirs publics qu’ils fassent leur boulot.

Pour conclure, il existe un indice de générosité et de bénévolat qui regroupe trois pourcentages calculés sur la population totale, celui du nombre de donateurs (en argent), celui du nombre de bénévoles (en temps) et celui du nombre de personnes ayant aidé un étranger durant le dernier mois. Viennent en tête, l’Australie et la Nouvelle Zélande avec un score de 57%. Les Etats Unis sont 6ième avec 55% ; la Belgique 51ième avec 36% ; et la France, si généreuse, est 93ième avec 27%. Bien sûr, on sait les limites de tout classement.


jeudi 6 décembre 2012

Deux économistes d’influence. Du clavier au cambouis

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Pierre Pestieau

A Paris, nous avons Thomas Piketty qui dans un ouvrage remarquable présente une vision cohérente de ce que devrait être une fiscalité moderne (1). Rien à redire. La droite peut préférer des taux moins élevés, la gauche des taux plus élevés. Mais la structure de la reforme qu’il propose fait l’unanimité. Il rejette le système actuel qu’il qualifie d’ubuesque : truffé d'exceptions, avec des taux officiels très élevés sur la petite partie non dérogée qui est soumise au droit commun. Il s’offusque de ce que le gouvernement Ayrault n’aille pas dans le sens de la simplification et de la transparence qu’il réclame. En conservant au système complexité et confusion, chacun cherche ainsi à tirer la couverture à lui et défend sa niche, au détriment de l'intérêt général.

De l’autre côté de l’Atlantique, au Québec, nous avons un autre spécialiste des finances publiques de grande qualité lui aussi, Nicolas Marceau (2). La différence, c’est que lui vient d’accepter d’entrer dans le nouveau gouvernement péquiste et affronte la dure réalité du monde politique, de ses contraintes et de ses compromis.

Dès l’abord, il lui a fallu renoncer à la réforme globale dont il rêvait (et qu’il enseignait) et s’attaquer à des mini réformes. Son premier objectif a été d’éliminer une taxe régressive, la trop fameuse taxe santé (3); mais il lui fallait compenser le manque à gagner en augmentant les taux d’imposition pour les contribuables qui gagnent plus de $130 000 et en taxant davantage les gains en capital et les dividendes. Pour accélérer le processus, il a procédé  rétroactivement. Cette rétroactivité n’est pas passée inaperçue dans l’opinion et il lui a fallu « rétropédaler » du fait de la position minoritaire de son parti. La taxe santé sera maintenue mais plutôt que d’être uniforme elle sera modulée en fonction des revenus. L’aventure ne fait que commencer et on ne peut que lui souhaiter bonne chance. Il n’est pas facile de mener une politique fiscale progressiste en Amérique du Nord.
La morale de cette comparaison ? Il n’y en a pas. On a besoin de bons chercheurs dans le domaine des finances publiques, qui à l’aide de leur clavier enrichissent la réflexion ; on a besoin de passeurs d’idées qui envoient des messages aux citoyens et aux politiques; et on a besoin d’hommes politiques compétents et courageux qui n’hésitent pas à plonger leurs mains dans le cambouis.
Une dernière réflexion sur la rétroactivité qui a attiré sur Nicolas Marceau un feu nourri de critiques. Qu’elle soit impopulaire n’est pas surprenant. Qu’elle ne soit pas juridiquement possible est vraisemblable. Elle peut néanmoins se justifier au nom de la justice distributive. Supposons qu’un gouvernement libéral décide de supprimer les droits de succession et qu’après un certain nombre d’années, le vent tourne et les successions sont à nouveau imposées. Il ne me semblerait pas injuste de se retourner en partie sur les successions passées qui ont échappé à toute imposition. On oublie souvent que le respect des droits acquis (ce que les Américains appellent le « grandfathering ») enlève beaucoup d’efficacité aux réformes. Mais c’est la une question qui mérite plus que quelques lignes.
Nicolas Marceau vient de déposer son projet de budget. Il a été bien accueilli par la gauche mais a attiré de la droite des commentaires du type : « Le budget de Nicolas Marceau va donner des ailes aux Québécois qui veulent quitter le Québec » ou encore « Ce budget va faire du tort aux Québécois qui gagnent $150 000 ou plus ».  Soit la couche de Québécois la plus mobile de la société. On connaît la chanson.

(1) Thomas Piketty , Emmanual Saez et Camille Landais, Pour une révolution fiscale, Paris : Le Seuil, 2011.
(2) Voir notamment Nicolas Marceau et Michael Smart, Corporate Lobbying and commitment failure in capital taxation”, American Economic Review 93 (2003), 241–251.
(3) Il s’agit d’une taxe uniforme de $200 par contribuable introduite par le gouvernement libéral. Seuls les très pauvres étaient exemptés.

Pour un monde plus égalitaire : Dans quelles conditions partage-t-on les billes ?

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Victor Ginsburgh

Les chercheurs de l’Institut Max Planck d’Anthropologie Evolutionniste viennent de procéder à une expérience singulière qui devrait nous inspirer (1).

Deux jeunes enfants sont mis chacun devant un godet et font face à un appareil qui contient des billes qu’ils peuvent voir. De chaque côté de cet appareil pend un morceau de corde qui actionne (ou n’actionne pas) la chute des billes dans les deux godets. Lorsqu’un seul des deux enfants tire sur la corde, rien ne se passe. Mais s’ils tirent en même temps, les billes se mettent à tomber dans les godets : une bille dans l’un, et trois dans l’autre. Cette expérience est répétée un certain nombre de fois et montre que dans 75% des cas, les enfants finissent pas se répartir les billes : ou bien celui qui est « riche » de trois billes en donne spontanément une au « pauvre » qui n’en a reçu qu’une seule, ou bien le pauvre demande une bille au riche qui la lui donne sans difficulté. Un monde égalitaire qui pourrait se perpétrer, sauf que...

Dans la deuxième expérience, les conditions sont les mêmes, à ceci près que les billes sont déjà présentes dans les godets, une chez l’un des enfants et trois chez l’autre, sans qu’aucun ne doive faire l’effort de les y amener. Ici, celui qui a reçu trois billes est prêt à en donner une au pauvre dans 5% des cas seulement.

Dans une troisième expérience, il faut à nouveau faire tomber les billes, sauf que les deux cordes ne sont pas solidaires. Celui qui tire sur sa corde, voit arriver sa ou ses billes, une chez l’un, trois chez l’autre. La différence est qu’ici il y a effort, mais pas collaboration comme dans la première expérience, et les enfants le comprennent évidemment. Ils partagent cependant les billes dans 30% des cas.

La collaboration dans l’effort semble mener au partage plus souvent que dans les deux autres situations. Cependant, les mêmes expériences faites avec des chimpanzés montrent qu’il n’y a jamais partage a posteriori.

Pour expliquer ces résultats troublants, les chercheurs de l’Institut Max Planck font l’hypothèse que l’évolution aurait amené les humains à collaborer. Il y a quelque 500.000 ans, notamment lors des chasses et des cueillettes, ils se seraient rendus compte que la collaboration produisait des résultats supérieurs ; des relations stables entre individus se seraient ainsi forgées, pour autant que les « gains » soient partagés : un individu ne peut pas en « rouler » un autre si tous deux savent que la situation (ou le jeu)  sera « répétée ».

N’y aurait-il dans ce monde actuel plus personne qui veuille aller cueillir des cerises avec nous ?

(1) L’expérience est décrite dans Jonathan Haidt, How to get the rich to share the marbles, New York Times, 20 février 2012.