Pierre Pestieau
Je me suis parfois demandé si la langue que j’utilisais dans mon travail d’économiste avait joué un rôle dans la manière dont je pensais et formulais les problèmes. Je viens de trouver la réponse à cette question en lisant Sibony (1) et sa théorie du biais cognitif.
Quand j’étais plus jeune, avant d’épouser ce que les Américains appellent la dismal science (la science déprimante), je me suis passionné tout un temps pour l’humanisme de Saint Exupéry que résume parfaitement cette citation de Pilote de guerre (1942): « La grandeur de ma civilisation, c'est que cent mineurs s'y doivent de risquer leur vie pour le sauvetage d'un seul mineur enseveli. Ils sauvent l'Homme. » C’est cet type d’humanisme que l’on retrouve aussi chez Spielberg et son « Il faut sauver le soldat Ryan. »
Ce type de comportement est contraire à la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham qui prescrit d'agir de manière à maximiser le bien-être collectif, entendu comme la somme des bien-être individuels. Ce qui peut être résumé par la maxime « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Si l’on suit Bentham, il est clair que la vie d’un homme ne vaut pas de risquer celle d’une centaine d’autres. Dans mes travaux d’économiste, je suis souvent généralement utilitariste, ce qui a même conduit certains à me traiter de stalinien.
Pourquoi ce changement ? Si j’en crois Sibony qui s’appuie sur un article saisissant (2) cela pourrait s’expliquer par le fait qu’en parlant une langue étrangère, l’anglais en l’occurrence, on parle moins bien, mais on pense mieux. Il semblerait qu’utiliser une autre langue que la sienne semble atténuer certains biais cognitifs et affecter nos choix éthiques.
Le célèbre dilemme du tramway (trolley problem) permet de le vérifier. On soumet un échantillon d’individus à la situation suivante : ils conduisent un tramway fou qui va écraser cinq personnes, et doivent décider s’ils sacrifieraient un homme obèse en le poussant du haut d’un pont pour arrêter le tramway. Cela illustre le conflit entre une logique utilitariste (je sacrifie une vie pour en sauver cinq) et une morale déontologique (je refuse de tuer l’homme obèse, parce que c’est mal). Il semblerait que la langue dans laquelle le problème est formulé change la manière dont on réagit devant ce choix cornélien. Quand la question est posée dans une langue étrangère, il y aurait davantage d’individus choisissant de pousser l’homme obèse sous les roues du tramway. Dans une langue étrangère, l’individu résiste à la réponse intuitive et rapide qui s’indigne de ce geste criminel, et opte pour le calcul froid des coûts et des bénéfices de son action. Le « ralentissement » induit par l’effort mental de traduction pousse vers cette solution.