jeudi 29 septembre 2022

NFTs et Yves Klein

3 commentaires:

Victor Ginsburgh

Les NFTs (non-fungible tokens) sont partout et les artistes qui s’y mettent, font, si on les croit, un travail artistique (et surtout des prix) incommensurable. Rembrandt, Cézanne, Leonard de Vinci, Paul Gauguin, Picasso, Brueghel le Vieux et Jean Seroux, dont j’ai deux tableaux que je regarde tous les jours, sont devenus de la ‘gnognote’, si on veut les comparer aux NFTs de nos jours, qui sont, en principe, uniquement visibles sur des écrans d’ordinateur (1). En voici quelques exemples récents que les « amateurs d’art » s’arrachent aujourd’hui. Certains ont récemment été vendus au prix de $69 millions. Mais ces horreurs font fureur, alors que des artistes remarquables sont doucement en train d’être oubliés.

Vous connaissez sans doute, ne fût-ce que de nom, Yves Klein (1928-1962), artiste français. Trente-quatre ans de vie seulement, mais une œuvre étonnante d’intelligence. Voici par exemple ses femmes nues enduites de la couleur appelée “Bleu Klein”, qui transfèrent leurs corps en se frottant sur des tableaux vierges. Il appelait ces femmes des « pinceaux vivants ».

« Je peins, écrit Yves Klein, d’après modèle le plus souvent et même avec la collaboration effective du modèle depuis quelques années déjà et me demandais pourquoi les peintres figuratifs ou même abstraits quelquefois ressentent le besoin de peindre d’après des nus. La raison de chercher une forme vivante humaine à dessiner et à copier d’après nature ne suffisait pas ; je sentais qu’il y avait autre chose. Le modèle nu apporte la sensualité dans l’atmosphère.

« Un jour, j’ai compris que mes mains, mes outils de travail pour manier la couleur ne suffisaient plus. C’était le modèle lui-même qu’il me fallait pour peindre la toile monochrome...  

« C’était encore plus beau. J’ai jeté une grande toile blanche par terre, j’ai vidé au milieu vingt kilos de bleu et le modèle s’est littéralement rué dedans; elle a peint le tableau en se roulant sur la surface de la toile dans tous les sens, avec son corps. 

« Je dirigeais l’opération debout, en tournant rapidement tout autour de cette fantastique surface au sol guidant tous les mouvements et déplacements du modèle. La fille, tellement grisée par l’action et par le bleu vu de si près et en contact avec sa chair, finissait par ne plus m’entendre lui hurler :  Encore un peu plus à droite, là, revenez en vous roulant sur ce côté-là, cet espace n’est pas encore couvert dans cet autre coin-là, venez y appliquer votre sein droit, etc. »  (Extrait de Yves Klein Viens avec moi dans le vide, Dimanche 27 novembre 1960 Le journal d'un seul jour).

Mais il y a surtout le coup de génie que Klein fait lors de son exposition intitulée Le Vide, qui permettait d’acquérir son œuvre Zone de Sensibilité Picturale Immatérielle. Cette œuvre n’existe pas, mais Klein comprend qu’il ne suffit pas de nommer l’œuvre immatérielle pour qu’elle existe aux yeux de son public : il faut qu’elle soit vendue et quune preuve en reste. Chaque exemplaire de la Zone s’achètera avec de l’or, dont une partie sera gardée par l’artiste, l’autre versée dans la Seine. Cette transaction sera enregistrée par un reçu que voici,

qui contient le texte suivant :

« CACHET DE GARANTIE N° …

« Reçu Trois Cent Vingt Grammes d’Or Fin contre une Zone de Sensibilité Picturale Immatérielle
« Paris (date)
« Signature : Yves Klein
« Cette zone transférable ne peut être cédée par son propriétaire qu’au double de sa valeur d’achat initiale. Le transgresseur s’expose à l’annihilation totale de sa propre sensibilité.
« Comme ce chèque est encore du côté du matériel, Klein en conseille la destruction. Il faut le brûler pour devenir « véritablement » propriétaire de la « zone ». Celle-ci était auparavant transférable, pour le double de son prix à chaque opération : la maquette décompose à droite ce doublement progressif du poids d’or, à l’aide de cases à remplir par les acheteurs successifs.

Un des reçus qui a survécu vient d’être vendu par Sotheby’s Paris à un collectionneur européen au prix de $1,2 millions (2) (3). C’est tellement plus subtil que les singes et ce que fait l’artiste Beeple qui a vendu son œuvre (si l’on peut dire) à $69 millions. Je n’ai pas la moindre envie de vous la montrer, mais vous pouvez l’admirer sur le site https://www.one37pm.com/nft/beeple-everydays-the-first-5000-days-auction-nft. Vous y trouverez aussi, un peu plus loin, le Crypto Punk 7804, vendu à $7,566,173.88. Quel génie !

Vous aurez certainement observé que la couleur de la couverture du carnet de chèques d’Yves Klein était du Bleu Klein. Il y avait encore du génie à l’époque…



(1). L’acheteur du NFT ne reçoit pas l’oeuvre sous-jacente, mais un jeton (token) numérique donnant accès à un fichier numérique enregistré dans une blockchain (disons, un ensemble d’orinateurs reliés) et de fichiers ayant pour objet de représenter le certificat d’authenticité de l’actif sous-jacent. Voir Idefisc, septembre 2022.

(2). Voir Angelica Villa, Rare Yves Klein receipt from storied empty space sale heads to auction, ARTnews, March 22, 2022. https://www.artnews.com/art-news/market/yves-klein-receipt-sothebys-auction-1234622477

(3). Guillermo Vega Fischer, Over a million dollars for the void. Yves Klein’s zone of immaterial pictorial sensibility, Hilario Artes Letras Oficios https://www.hilariobooks.com/notice-article.php?slug_es=mas-de-un-millon-de-dolares-por-el-vacio-la-zona-de-sensibilidad-pictorica-inmaterial-de-yves-klein&lang=en, Mitchell F. Chan, Why it took 60 years to fully recognize Yves Klein’s genius, Sotheby’s sales catalogue https://www.sothebys.com/en/buy/auction/2022/collection-loic-malle-only-time-will-tell-2/zone-de-sensibilite-picturale-immaterielle-series.

 

jeudi 22 septembre 2022

France ou Belgique, avons-nous les moyens d’y bien vieillir ?

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Pierre Pestieau

En France, le débat sur l’âge de la retraite est on ne peut plus clivant. Pourquoi une telle polarisation du débat sur les retraites aujourd’hui entre partisans de la retraite à 65 ans et partisans de la retraite à 60 ans ?  Cet emballement est pourtant en profond décalage avec les dernières projections de la Commission Européenne. Est-ce à dire qu’il ne faut pas reformer le système de retraite ? Qu’en est-il de la Belgique où le débat sur l’âge de la retraite est aussi passionné ? D'après les projections les plus récentes (1), en France, les retraites publiques qui représentent actuellement 14,8% du PIB  n’en représenteront que 14,6 en 2045. En revanche en Belgique ces grandeurs iront de 12,2% à 15,1. On le voit les perspectives sont plus sombres en Belgique qu’en France.


Ces projections sont effectuées en fonction des paramètres actuels. Elle impliquent pour les deux pays une baisse relative des pensions aux regard des revenus d’activité. C’est la raison pour laquelle les gouvernements des deux pays veulent reformer le système. L’âge légal n’est qu’un paramètre parmi d’autres. Il est de 62 ans en France pour prendre une retraite à taux plein alors que cet âge est porté à 65 ans ou plus en Belgique comme chez la plupart de nos partenaires européens. En ne se focalisant que sur l’âge de la retraite, on fait volontairement l’impasse sur la complexité et la variété des paramétrages en Europe.

Il existe en effet d’autres paramètres tout aussi importants comme la durée de la carrière qui permet de toucher une retraite à taux plein ou encore les nombreux régimes spéciaux qui autorisent des départs bien avant cet âge légal. En définitive ce qui importe, c’est l’âge moyen de cessation d’activité. Il est assez proche en Belgique et en France où il est respectivement de 63,4 et 62,3 ans. Une autre variable qu’il importe de prendre en compte est la durée moyenne de la retraite, cette période pendant laquelle nous dépendons pour l’essentiel du système de retraite. Alors qu’en 2019, elle était de 12,2 ans en Belgique et 14,8 en France, ces grandeurs passeront respectivement à 15,1 et 19,6. Cette augmentation est essentiellement due à l’allongement de la vie auquel on s’attend raisonnablement. Elle crée nécessairement une forte pression sur les finances publiques.


Pour répondre au titre de ce blog, il semblerait qu’en France comme en Belgique on puisse continuer de toucher une retraite dont le montant décline pendant une période de plus en plus longue. En d’autres termes, il est difficile d’avoir en même temps une retraite dont la durée est de plus en plus longue et dont le montant est adéquat. Si l’on veut se donner les moyens de bien vieillir, on n’échappera pas à la nécessité de relever l’âge effectif de départ à la retraite, tout en le modulant pour tenir compte de l’état santé des travailleurs.



(1) European Commission, The Ageing Report, Economic and Budgetary projections for the EU Member States (2019-2070), Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2021.

 

jeudi 15 septembre 2022

Une nouvelle revue : Le Journal des Rejets

6 commentaires:

Victor Ginsburgh

Je dédie ce blog à mes consœurs et confrères qui, comme moi, ont vécu le déplaisir de se faire se rejeter, parfois plusieurs fois, le même article scientifique.

Je suis tombé sur une revue scientifique anglophone (comme le sont devenues un grand nombre de revues) qui a pour titre The Journal of Universal Rejection. Ce titre est accompagné d’un emblème qui représente une main dont les doigts sont fermés, à l’exception du pouce qui est bien ouvert mais pointé vers le bas. La main est entourée d’une devise latine « reprobatio certa, hora incerta » qui est facile à comprendre. Je suppose que c’est fait pour ceux qui envoient à ladite revue un article en latin.

On trouve les instructions strictes habituelles, que je traduis plus ou moins (1) :

Au sujet du journal

Le principe fondateur du Journal de Rejets est de rejeter tous les articles. C’est-à dire que toute soumission d’un article, quelle qu’en soit la qualité, seront rejetés. Il y a cependant plusieurs raisons pour lesquelles vous auriez quand même envie de soumettre votre dernier article à la revue :

  • Vous pouvez nous soumettre votre manuscrit sans souffrir en pensant au futur. Vous devez être rassuré que votre article ne sera sûrement pas accepté pour publication.
  • La soumission de cet article est gratuite.
  • Vous pouvez dire à vos collègues que vous avez soumis votre article à un revue prestigieuse qui rejette tout le monde, tellement votre article est mauvais. Vous n’avez donc aucune raison de vous sentir moins bon que n’importe lequel de vos collègues.
  • La revue est unique en son genre. Soumettre votre manuscrit est un honneur.
  • Vous êtes la seule ou le seul à pouvoir dire que vous soumettez un article qui sera refusé.
  • Vous gardez tous vos droits de soumettre votre article à une revue moins prestigieuse que la nôtre, même avant que nous vous envoyions la lettre de non-acceptation.
  • La décision finale est souvent (mais pas toujours) rendue endéans les quelques heures de votre envoi.

Comité de rédaction

Fondateur et éditeur en-chef : Caleb Emmons (mathématicien et poète)

Editeurs associés : Suivent 35 noms depuis Baranovski (Université du Kentucky du Nord, Science Politique) jusqu’à Zuckerman (Université d’Adelaïde, Etudes juives), en passant par Hanjo Haman (Max Planck Institute, Bonn Universität, Physique des particules bizarres).

Instructions aux auteurs

La revue sollicite n’importe quoi, de la poésie à la prose, en passant par la physique quantique, et bien évidemment, les sciences économiques. Votre manuscrit peut être formatté n’importe comment, nous ne le lirons de toute façon pas.

Les articles doivent nous être soumis par courrier électronique. Vous êtes en droit d’envoyer quelques lignes si l’article est un peu trop long. Vous serez récompensé par un rejet, quoi qu’il arrive.

Le processus de réponse à votre article varie. Parfois, l’éditeur-en-chef refuse votre article sans le lire. Mais parfois il lit la dernière ligne de la page 18. Si vous avez plus de 18 pages, l’éditeur-en-chef envoie votre article à 27 éditeurs associés, qui se demanderont ce qui leur arrive et qui prendront leurs temps (entre trois et six mois) pour évidemment rejeter l’article. Vous pourriez vous étonner que la réponse traîne et prendrez courage, hélas.

Archives et articles publiés

Vol. 1, Mars 2009 : pas d’article accepté
Vol. 1, Juin 2009 : pas d’article accepté
Vol. 1, Septembre 2009 : pas d’article accepté
Vol. 1, Décembre 2009 : pas d’article accepté
….
….
Vol. 14, Mars 2023 : pas d’article accepté
Vol. 14, Juin 2023 : pas d’article accepté
….

Nous avons le regret de vous annoncer que nous arrêterons la publication de notre revue en 2065. Dépêchez-vous de nous envoyer vos meilleurs articles. Même s’ils ne sont pas publiés, vous les aurez au moins soumis.



(1) Voir l’original à https://www.universalrejection.org

jeudi 8 septembre 2022

Parole d’experts

1 commentaire:

Pierre Pestieau

Au Royaume Uni, deux rapports sur la réforme fiscale ont été publiés à 40 ans d’intervalle sous la direction de deux Prix Nobel, James Meade (1978) d’abord et James Mirrlees (2011) ensuite. Entre temps, David Bradford (1985) a aussi présenté ses propositions fiscales pour les Etats-Unis. Ces trois rapports ont été accueillis très favorablement par les spécialistes des Finances Publiques. Ils sont d’ailleurs régulièrement évoqués et cités. En dépit de leur qualité et de l’accueil quasi unanime qu’ils ont reçu, ces rapports ont été ignorés par les différents gouvernements qui les avaient pourtant sollicités.

Tout le monde s’accorde pour dire que nos régimes fiscaux devraient être radicalement reformés mais c’est justement cette radicalité qui effraie des gouvernements court-termistes. Il y a quelques mois à la demande du ministre des finances belge une série d’experts, des juristes et des économistes provenant essentiellement du monde universitaire, ont proposé un rapport sur la réforme fiscale sous la direction du Professeur Delanote. Ce rapport semble malheureusement voué à la même malédiction que ses illustres prédécesseurs. Et pourtant il mériterait un meilleur sort.

Sa principale qualité est de revenir aux fondamentaux de la politique fiscale, à savoir que pour appliquer des taux de taxation qui ne soient pas prohibitifs, il faut élargir l’assiette fiscale. Or l’assiette fiscale en Belgique est particulièrement étroite du fait de nombreux régimes spéciaux, dont le plus emblématique est celui des voitures de fonction. Autre principe fondamental, assurer un équilibre dans le traitement des revenus du travail et ceux du capital. Or la Belgique est connue pour taxer plus lourdement le travail que le capital et particulièrement le capital immobilier. Un exemple concret de ce déséquilibre réside dans la faible taxation des plus-values en Belgique, ce qui permet de s’enrichir sans jamais payer le moindre impôt.

Il est assez surprenant que des experts venant d’horizons différents aient pu s’entendre sur un ensemble de reformes qui sont économiquement cohérentes et fondamentalement progressistes. Que ce rapport aie suscité une levée de boucliers des partis de droite, quoi de plus normal. En revanche, on aurait aimé un accueil plus chaleureux des partis de gauche qui ne cessent de réclamer davantage de justice sociale. La raison est que la fiscalité est une matière assez ardue et que les reformes suggérées par le rapport Delanote sont moins attractives que l’introduction d’un impôt sur le patrimoine qui aurait un effet limité et de toutes façons n’a aucune chance de voir le jour.

jeudi 1 septembre 2022

Big Bang unique ou Rebondissements à l’infini et pas de commencement (1)

1 commentaire:

Victor Ginsburgh 

Georges Lemaitre (1894-1966), professeur de physique à l’Université Catholique de Louvain, propose, en 1927, l’hypothèse que l’univers est né il y a 13,8 milliards d’années et continue, depuis lors, à se dilater. Il était très chaud au commencement et refroidit en se dilatant. Les astrophysiciens essaient de « découvrir cette naissance », en espérant que le nouveau télescope James Webb le leur permettra, puisqu’il a déjà découvert la lumière d’une étoile située à 12,9 milliards d’années, donc « pas trop loin du commencement ».

Mais il se pourrait aussi qu’il n’y ait pas eu de naissance, donc pas de Big Bang, disent aujourd’hui certains théoriciens (dont Paul Steinhardt), mais bien un mouvement d’aller-retour : l’expansion pourrait revenir au début de l’univers, ce qui voudrait signifier que l’univers n’a pas de commencement, mais joue à l’accordéon. 

Paul Steinhardt, Chaire Albert Einstein, Princeton

« La théorie du Big Bang est en train de se noyer, comme le Titanic », suggère le physicien Paul Steinhardt, « parce qu’il est impossible d’expliquer le Bang initial et le pourquoi d’un univers lisse. En quelques mots, le simple Big Bang n’explique pas bien l’univers… Mais il est possible que la théorie du Big Bang identifie un point de départ, qui est aussi un point d’arrivée à la fin de la contraction précédente de l’univers ».

Si l’on change de Bang à Bounce (rebondissement), « tout s’éclaircit » dit encore Steinhardt « on comprend mieux les choses et il est très possible que la contraction ne soit pas loin, mais à quelque 100 millions d’années seulement, un clin d’oeil ». 

Les humains se sont probablement toujours posé des questions sur le commencement, et ont adopté une des deux explications contradictoires. 

Mais il est intéressant de noter que les civilisations de l’ancienne Egypte, les Babyloniens, les Hindous et les Bouddhistes ont défendu l’idée d’un nombre infini de commencements et de fins, une chaîne cyclique dans laquelle l’univers naît et meurt. 

Comme l’a écrit B. Traven (2), « la forêt récite son chant éternel, chacun d’eux commence avec la dernière ligne du chant précédent ».


(1). Gid’on Lev, The Big Bang theory is the key to understanding the universe. What if it never actually happened? Haaretz, August 13, 2022.
(2). B. Traven, The Night Visitor and Other Stories, Chicago: Elephant Paperbacks, 1966, p. 56.