jeudi 29 mars 2012

Le vase grec est cassé ou recollé, c’est selon

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Jacques Aghion, Victor Ginsburgh et André Schorochoff

Le vase grec est cassé ou recollé, c’est selon. Voici quelques extraits de presse et d’autres :

Jeudi 8 mars, Herman Van Rompuy, Président du Conseil Européen, parlant de la crise grecque proclame que « le fond du gouffre est derrière nous ».

Samedi 10 mars, dans Le Monde : « La Grèce réussit enfin sa faillite ».

Samedi 10 mars, dans Le Soir : « La Grèce a évité la faillite ».

Samedi 10 mars, dans La Libre Belgique : « Le gouvernement grec impose l’échange aux créanciers restants ».

Dimanche 11 mars, dans le New York Times (Paul Krugman) : « Malgré cette bulle d’air frais, la Grèce est condamnée à bien des années de souffrance ».

Dimanche 18 mars, Jean-Claude Juncker, chef de file de l’eurogroupe : « Nous avons surtout insisté sur l'assainissement des finances publiques sans donner de solution alternative ou laisser le choix à la Grèce ».

Les perles de nos politiciens et journaux sont pas mal trouvées, mais la plus belle reste celle-ci :

« La Grèce est le seul exemple connu d’un pays vivant en pleine banqueroute depuis le jour de sa naissance. Si la France ou l’Angleterre se trouvait seulement une année dans cette situation, on verrait des catastrophes terribles : la Grèce a vécu plus de vingt ans en paix avec la banqueroute. Tous les budgets, depuis le premier jusqu’au dernier, sont en déficit.

« Lorsque, dans un pays civilisé, le budget des recettes ne suffit pas à couvrir le budget des dépenses, on y pourvoit au moyen d’un emprunt fait à l’intérieur. C’est un moyen que le gouvernement grec n’a jamais tenté, et qu’il aurait tenté sans succès.

« Il a fallu que les puissance protectrices de la Grèce garantissent sa solvabilité pour qu’elle négocie un emprunt à l’extérieur.

« Les ressources fournies par cet emprunt ont été gaspillées par le gouvernement sans aucun fruit pour le pays ; et une fois l’argent dépensé, il a fallu que les garants, par pure bienveillance, en servissent les intérêts : la Grèce ne pouvait point les payer. »

Cette perle a paru dans un ouvrage d’Edmond About, La Grèce Contemporaine, Paris, chez Hachette … en 1858. Oui, vous lisez bien 1858 pas 1958 ou 2008 comme vous pourriez le penser. C’est le premier ouvrage d’Edmond About, celui dont nous avions, jeunes, entre deux cours de grec, lu Le Roi des Montagnes et L’homme à l’oreille cassée.

Ce qu’Edmond About avait vu en 1858, Gaston Thorn Président de la Commission Européenne (1981-1985) ne l’a pas vu en 1981 lorsque la Grèce est entrée dans l’UE ; le Président Jacques Delors (1985-1994) ne l’a pas vu en 1992 lorsque la Grèce a signé le Traité de Maastricht ; le Président Prodi (1999-2004) ne l’a pas vu en 2001 lorsque la Grèce est entrée dans la zone Euro (Evro en Grec) ; et José Manuel Barroso Président depuis 2004 n’y voit de toute façon que du feu (grégeois ou follet). C’est bien pourquoi il a été réélu.

Les seuls qui ont vu clair sont la banque Goldman Sachs, Mario Draghi, actuel président le la Banque Centrale Européenne—mais aussi ancien associé de la dite banque, chargé de vendre ses swaps qui ont permis de dissimuler une partie de la dette grecque—Mario Monti, actuel Président du Conseil des Ministres italien—mais aussi ancien international advisor depuis 2005 de la dite banque—et bien entendu Lucas Papademos, actuel premier ministre grec—mais aussi ex gouverneur de la Banque de Grèce au moment du maquillage des comptes grecs (1).

La tragédie grecque se terminera, comme dans l’Antiquité, dans la rage et les larmes. Se trouvera-t-il dans le monde une héroïne qui, comme Antigone, a trouvé la conduite de Créon un outrage aux dieux et à leurs honneurs et Créon, lui même, qui a finalement avoué que « le désastre est venu de [ses] propres plans ». Un peu de courage que diable, Messieurs.

(1) Goldman Sachs, le trait d’union entre Mario Draghi, Mario Monti et Lucas Papademos, Le Monde 14.11.2011 http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/11/14/goldman-sachs-le-trait-d-union-entre-mario-draghi-mario-monti-et-lucas-papademos_1603675_3214.html

Des assurances unisexe. Où est la justice ?

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Pierre Pestieau

Les femmes ont une espérance de vie plus longue et sont responsables de moins d'accidents de voiture que les hommes. Leurs primes d'assurance vie et d'assurance auto devraient dès lors être moins élevées. C’est un principe d’équité actuarielle.

Au nom d’un autre principe d’équité, une directive européenne interdit toute discrimination entre hommes et femmes et impose aux états membres d’appliquer des polices identiques aux deux sexes quel que soit leur profil de risque. Cette directive est combattue par les assureurs belges, mais défendue par l’association Test Achats. La justice a donné raison à cette dernière.

En imposant des assurances unisexe, l’Europe développe un système de transferts implicites allant des bons risques vers les mauvais risques, des femmes vers les hommes. Quand il s’agit des sexes, ce n’est pas très grave aussi longtemps que la majorité des gens vivent en couple.

Cette problématique apparaît clairement dans nos systèmes de retraites qui avantagent nettement les femmes puisqu’elles vivent plus longtemps que les hommes. La redistribution que génère toute réglementation anti discrimination s’effectue au détriment des hommes vivant seuls (célibataires, divorcés ou veufs) dont l’espérance de vie est plus basse du fait de leur sexe mais aussi de leur solitude.

Quand cette règlementation se fait à l’avantage des femmes, on a coutume de l’approuver et en tout cas de l’excuser au nom de toutes les autres discriminations dont elles sont victimes au cours de leur vie : différence de salaires, maternité, travail domestique, et bien d’autres. Quand on contraire elle se fait au détriment des femmes, elles sont moins acceptées.

Et pourtant force est de remarquer qu’en l’occurrence la loi anti discrimination, adoptée par le gouvernement belge pour transposer une directive européenne, n’a pas suscité d’opposition dans l’opinion. La directive européenne visée ici est une application du principe d’égalité selon lequel deux personnes se trouvant dans des situations identiques sont traitées de façon identique, mais aussi selon lequel deux personnes en situations différentes peuvent être traitées de façon différente. Toute la nuance est dans le terme “situation identique”.

Prenons l’exemple de l’assurance automobile. On sait que les femmes provoquent moins d’accidents de voitures que les hommes; de ce fait dans de nombreux pays, elles paient une prime inférieure pour leur assurance. La source de cette différence tiendrait pour un tiers à des traits génétiques (tels que concentration supérieure, riscophobie innée chez les femmes), et pour deux tiers à des comportements (absence de conduite en état d’ébriété ou de fatigue extrême) mais qu’une tarification laxiste pourrait décourager.

Si les hommes sont génétiquement désavantagés, au nom de la justice on ne devrait pas les pénaliser par une tarification plus élevée. Par contre s’ils sont responsables des accidents qu’ils sont plus nombreux à provoquer, ils devraient être pénalisés avec l’espoir que leur comportement s’en trouverait modifié. Le problème, on l’a compris, c’est que ces deux sources peuvent difficilement être dissociées et encore moins quantifiées. On retrouve ici la dichotomie responsabilité-malchance qui est au cœur de nombreux débats sur la justice sociale. Toute différence due à la chance, et c’est le cas des différences génétiques, devrait être compensée ; toute différence qui relèverait de la responsabilité de l’individu ne devrait faire l’objet d’aucune compensation.

En prenant parti pour un traitement égal des deux sexes, l’organisation de consommateurs Test Achats juge que les différences hommes femmes relèvent du génétique et que même si elles dépendent en partie de la responsabilité individuelle, elles peuvent être réduites par des mesures visant les comportements : conduite en état d’ivresse, excès de vitesse, téléphone au volant. En rejetant la directive européenne et en recommandant la segmentation des marches d’assurance selon les classes de risque observables, ASSURALIA, qui fédère les sociétés d’assurance belges, semble au contraire penser que les différences hommes femmes sont comportementales et non pas génétiques.

Il est difficile de trancher aussi longtemps que l’on ne dispose pas de meilleures données sur le rôle respectif des gènes et de la responsabilité dans le comportement automobile des hommes et des femmes.

jeudi 22 mars 2012

Le Petit Poucet au Japon

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Pierre Pestieau

« Misère et famine règnent sur le pays. Un bûcheron et sa femme n'ont plus de quoi nourrir leurs sept garçons. Un soir, alors que les enfants dorment, les parents se résignent, la mort dans l’âme, à les perdre dans la forêt… » Voilà comment débute ce conte dans la version de Wikipedia (1). Un conte pour enfants à ne pas mettre entre les mains des enfants. Même s’il donne lieu a un happy end, ce conte illustre parfaitement la théorie de Malthus : la croissance démographique est dictée par l’écart entre consommation observée et consommation de subsistance. La régulation chez Malthus se fait par le contrôle des naissances ; dans le conte de Perrault on recourt à l’infanticide. Et les grands parents du Petit Poucet ? Etant donne l’espérance de vie en 1697, il est vraisemblable qu’ils étaient tous morts au moment où commence cette histoire. Sinon, ils auraient été les premiers à être abandonnés dans la forêt. En revanche, au Japon, quelques siècles plus tard, la nature est toujours aussi rude et parcimonieuse et les gens vivent plus longtemps. La population des campagnes est obligée de ne pas dépasser un certain âge, et la coutume veut que les habitants arrivant à l'âge de 70 ans s'en aillent mourir volontairement au sommet du Narayama, la montagne aux chênes, comme nous le raconte l’extraordinaire film « La Ballade de Narayama » (1983). Chaque fois qu’un être meurt de sa mort naturelle ou au sommet de cette montagne, le mariage et la procréation deviennent possibles dans ce village qui ne peut littéralement nourrir qu’un nombre limité et compté de bouches.

Heureusement, ces histoires appartiennent au passé ou à la littérature. La régulation des naissances et des décès se fait plus discrètement. On peut vivre ensemble sans avoir aussitôt des enfants. Dans certains pays on se plaindrait plutôt de ce que la fécondité est trop basse et que l’on s’acharne à prolonger la vie. Tout n’est cependant pas résolu. Quand on voit la manière dont sont traitées les personnes âgées, on se peut se demander s’il ne vaudrait pas mieux finir sa vie au sommet du Narayama que dans certains mouroirs. Et si on porte le regard sur les pays du sud, particulièrement ceux de la Corne de l’Afrique où règnent encore famines et épidémies, on se prend à regretter le Petit Poucet.

(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Petit_Poucet

(2) Le Petit Poucet est un conte de Charles Perrault paru dans Contes de ma mère l'Oye en 1697.

Illustration: Le Petit Poucet, Gustave Doré.

Présidents et premiers ministres vivent trop longtemps

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Victor Ginsburgh

Très mauvaise nouvelle pour nous tous. Les hommes politiques, même s’ils sont très occupés, appelés à accoucher de gouvernements qui ne viennent que par césarienne, soumis à des critiques et des attaques de tous les côtés dans les hémicycles des parlements, dans la presse, par les syndicats, par nous tous, ont la peau dure et semblent avoir une durée de vie bien plus longue que celle des autres mortels, comme vous qui me lisez et moi qui écris, alors que nous sommes occupés à des tâches bien plus ancillaires. On peut donc s’attendre à ce que nos chers premiers ministres ou présidents, français ou belges, de Nicolas Sarkozy à Elio di Rupo, en passant par François Hollande et Didier Reynders soient en place bien plus longtemps que nous ne le souhaiterions. Sauf que Sarkozy a promis que s’il n’était pas réélu, il disparaîtrait pour de bon de la politique et cultiverait son jardin à Neuilly sur Seine. Faudra le voir pour le croire !

Un petit article paru dans le Journal of the American Medical Association (1) montre que malgré les cheveux gris, les rides et les poches sous les yeux qui leur viennent pendant qu’ils sont en fonction, les présidents des Etats-Unis, du moins quand ils ne sont pas assassinés, vivent au moins aussi vieux que le commun des mortels, même s’ils ne font pas leur jogging tous les jours, ni même une fois par an et sont écœurés rien qu’à l’idée de tondre la pelouse de leur jardin. On comprend d’ailleurs que les locataires de la Maison Blanche ou de l’Elysée n’en ont pas envie, étant donné l’ampleur de la tâche. Je ne sais pas trop si Elio a un grand jardin, mais suis sûr que Jean-Luc Dehaene n’a pas souvent tondu le sien, qu’il soit petit ou grand. Faut dire qu’avec sa position à Dexia, il a eu de quoi se payer un jardinier.

Voyons d’abord la saga des présidents américains, avant de passer au menu fretin français et belge. On peut remonter bien loin dans le temps pour tous, mais je me contenterai de donner quelques détails depuis 1945.

D’abord, c’est dangereux d’être président dans ce coin perdu du monde : quatre d’entre eux ont été assassinés (dont trois avant 1945). Et puis il en est qui sont un peu mafieux, d’autres qui ont été de très mauvais acteurs, mais aussi grands amateurs de la courbe de Laffer, et d’autres encore qui cultivent des cacahuètes dont on sait qu’elles provoquent des allergies terribles. Elles sont d’ailleurs maintenant interdites comme amuse-gueule dans les avions. Parmi les douze qui ont régné depuis 1945, et à part JFK assassiné, un seul à qui l’on doit le premier programme sur les droits civiques et la fin de la ségrégation raciale, est mort « jeune » à 65 ans, complètement déchiré par la guerre du Vietnam qu’il avait soutenue, mais il avait aussi reconnu qu’il s’était trompé. Les autres sont décédés à plus de 79 ans (Reagan en avait 93, Truman 88). Il en est 4 (en plus d’Obama) qui sont toujours là, dont deux ont 88 ans, et les deux autres, nés en 1946 se portent bien, merci. La plupart ont été et iront sans doute bien au-delà de l’espérance de vie actuelle des hommes aux Etats-Unis, 74 ans.

En France, seul Pompidou est mort jeune, à 63 ans. Quatre (2) présidents sont décédés à 80 ans et plus, en un temps où la moyenne d’âge à laquelle les gens mouraient était bien inférieure à 70 ans. Deux d’entre eux sont toujours vivants, l’un est tellement mauvais écrivain qu’il est entré à l’Académie Française en 2003 et l’autre caressait voluptueusement la croupe des vaches durant les foires agricoles. Ils ont respectivement 83 et 80 ans. L’actuel et jeunet Nicolas tient toujours les rênes de la République, plus pour très longtemps sans doute.

En Belgique, un seul des premiers ministres est mort avant l’âge de 60 ans, Théo Lefèvre. Le second « plus jeune » dans la mort, Paul-Henri Spaak est décédé à 73 ans, dans une décennie où l’espérance de vie des hommes était de 69 ans. Les deux doyens ont survécu jusqu’à 97 et 98 ans. Quant aux autres, ils ont disparu à 77 ans et plus, alors que l’espérance de vie des hommes à cette époque était de moins de 73 ans. Sept de nos anciens premiers sont toujours vivants : trois ont déjà dépassé l’espérance de vie moyenne actuelle (76 ans), et Elio (né en 1951) est, pour le moment, notre Duce.

Donc manifestement, la Maison Blanche, l’Elysée et le 16 rue de la Loi ne sont pas des résidences trop humides, il y fait bien chaud en hiver et la cuisine est bonne. Et pour ceux qui arrivent à s’y loger, malgré les soucis évidents, la vie est plutôt belle. On peut se demander si nos politiciens sont vraiment mus par l’altruisme, ou s’ils font semblant, mais qu’en fait, ils glandent la plupart du temps.

A choisir, et si on avait vraiment le choix, vive les politiciens—présidents ou ministres—vieillards, au moins ils ne sont plus là pour très longtemps…

Le cas échéant, on pourrait leur proposer un petit tour à Narayama, dont parle Pierre Pestieau dans l’article qui précède, ou les faire monter au palmier que l’on se fera un plaisir de secouer. Notez que les deux solutions sont coûteuses. Pour Narayama, il faut leur payer un voyage au Japon, à moins de se contenter de Mount Vernon (altitude 72 m.) à Washington, de la roche de Solutré (493 m.) pour les Français et du signal de Botrange (694 m.) pour les Belges. Quant aux palmiers des tropiques, ils peuvent sûrement être remplacés par des sapins de Noël.

(1) S. Jay Olshansky, Aging of US Presidents, Journal of the American Medical Association, December 7, 2011, vol. 306, no 21, pp. 1-2.

(2) J’omets ici Alain Poher qui a été deux fois présidents ad interim, chaque fois pendant 2 mois. Mais rassurez-vous, il est également mort à plus de 80 ans.

Illustration : On vient de découvrir une huile sur panneau que l’on peut dater très précisément de 1568 et que l’on a baptisée la Parabole des Présidents et des Ministres, mais il y a de sérieuses discussions en cours concernant l’attribution. Certains pensent qu’il s’agit d’un Breughel l’Ancien, parce qu’il ressemble étrangement à un tableau de ce dernier qui se trouve à la Galleria Nazionale, à Naples.

jeudi 15 mars 2012

Notes de lecture IV. Le banquier anarchiste

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Victor Ginsburgh

« Eureka », comme disait Archimède en sortant de sa douche (1).

« J’ai trouvé » un petit livre de Fernando Pessoa, Le banquier anarchiste (2) qu’il a écrit sur son banc devant le café A Brasileira de Lisbonne. Il montre que les banquiers ne sont pas de ces gens qu’on dit méchants et qui veulent ruiner le monde. Non, en fait, bien au contraire, ils veulent le sauver.

Voici quelques extraits du conte de Pessoa :

« C’est en moi—oui en moi le banquier, le grand commerçant, le profiteur si vous voulez—que la théorie et la pratique de l’anarchisme se rejoignent. Vous m’avez comparé à ces imbéciles, ces amateurs de bombes et de syndicats, pour bien me montrer que je suis différent d’eux. Je le suis bien sûr ; seulement la différence entre nous, c’est qu’ils ne sont eux, anarchistes qu’en théorie ; moi je le suis en théorie et en pratique. Ils sont eux anarchistes et stupides ; moi je suis anarchiste et intelligent (p. 14)…

Je trouvais insupportable de n’être qu’un anarchiste passif, tout juste bon à écouter les laïus pour en discuter avec les copains. Non : je devais faire quelque chose. Il fallait travailler, lutter pour la cause des opprimés, ces victimes des conventions sociales (p. 31)…

Cette idée de justice, elle était réellement en moi. Je sentais que j’avais à remplir un devoir supérieur au souci de mon destin personnel. Je suis donc allé de l’avant (p. 38)…

Je me suis demandé quelle était la première, la plus importante des fictions sociales qu’il fallait réduire à l’impuissance. La plus importante, du moins à notre époque, c’est l’argent. Comment me rendre maître de l’argent ou, plus précisément, du pouvoir, de la tyrannie de l’argent ? (p. 61)…

Il n’y avait qu’un moyen, en gagner ! C’est quand j’ai vu cela clairement que je suis entré dans la phase commerciale et bancaire de mon anarchisme. Cela m’a pris un certain temps, mais j’ai réussi. Je n’ai pas été regardant sur les moyens, j’ai fait feu de tout bois, l’accaparement de biens, le sophisme financier, la concurrence déloyale (pp. 62-67).

Bien sûr, je suis sans scrupule (p. 77). »

J’ai compris, c’est formidable ce que les banquiers sont en train de faire 90 ans après la publication en 1922 du conte de Pessoa (3), et sans aucun doute inspirés par lui. Se rendre maître de la tyrannie de l’argent. C’est ça, la nouvelle lutte finale et les lendemains qui chantent.

Maintenant, courez acheter le film Inside Job (4). Vous verrez à l’œuvre le monde des banques, y compris la Banque Centrale américaine, le monde gouvernemental sous Bush, celui de certains professeurs d’Université, celui des agences de notation qui distribuaient des AAA aux pires instruments financiers, et vous serez presque convaincu qu’entouré de toute cette bande d’escrocs, seul l’ex-président du FMI, DSK soi-même, est honnête et son discours est pertinent et intelligent. On a presque envie de l’embrasser, enfin pas moi, mais vous pouvez si l’envie vous prenait.

Et puis, allez acheter quelques bombes pour liquider ces « banquiers anarchistes » et les professeurs d’économie qui mangent dans leurs mains.


(1) À cette époque, il n’y avait point d’aspiratrice pour freiner l’élan de ceux qui sortaient de leur douche.

(2) Fernando Pessoa, Le banquier anarchiste, Paris : Christian Bourgois Editeur, 2000.

(3) Dans la revue Contamporânea 1, mai 1922.

(4) Dont Pierre Pestieau a parlé dans son blog du 20 mars 2011, « Inside economics et conflits d’intérêt ». Voir http://www.thebingbangblog.be

Un tour de taxe taxe

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Pierre Pestieau

Ce dernier week-end nous avons eu une nouvelle preuve de ce que nous savions déjà. La politique est magique et nos hommes politiques sont des illusionnistes. Les unes des journaux, écrits et télévises, étaient unanimes. Le gouvernement avait réussi à boucler son budget, à trouver la somme nécessaire et satisfaire les impératifs européens sans que le citoyen n’ait à en souffrir. C’est ce que d’aucuns ont appelé l’austérité douce.

Chapeau l’artiste. Qu’on ne se méprenne cependant pas. Je suis ravi qu’une solution ait été trouvée et que notre valeureux gouvernement puisse enfin passer aux affaires galopantes. Mais, je suis aussi irrité de voir que l’on prend la population pour plus ignorante ou crédule qu’elle ne l’est. Car enfin, cet argent, il ne peut venir que des poches de l’un ou de l’autre. En donnant l’impression que l’opération est indolore, inodore et incolore, on se garde d’expliquer l’incidence réelle des mesures prises pour dégager quelques milliards. Si ce bel argent venait d’une hausse de la TVA, tout aurait été plus clair. Il y aurait eu d’interminables débats pour savoir si la mesure était plus ou moins régressive qu’une augmentation de l’IPP. On peut parier qu’il n’y aurait toujours pas d’accord. Ce qui nous fait dire que transparence et démocratie ne font pas toujours bon ménage.

C’est à croire qu’Elio et son gouvernement sont des tenants de la pataphysique, qui les autorise à manier, comme l’expliquait si bien Alfred Jarry, la pompe à phynance et la machine à décerveler. Comment font-ils pour trouver ces milliards sans que cela ne fasse mal ? Je prendrai deux mesures que l’on peut qualifier de marronniers des contrôles budgétaires : la hausse des accises sur le tabac et le report de dépenses.

On a tendance à ne pas s’émouvoir devant une hausse de taxes « peccamineuses » (1), celles qui portent sur les alcools et les cigarettes. Et pourtant ce sont des taxes qui peuvent être extrêmement régressives. Supposons que ce sont surtout les pauvres qui fument et que leur consommation de tabac est insensible aux variations de prix, soit parce qu’ils sont accrocs, soit parce qu’ils occultent les risques inhérents au tabagisme. Peu importe les raisons. Si ces deux conditions sont remplies, or elles sont vraisemblables, une taxe sur le tabac est aussi régressive que ne l’était la fameuse « poll tax » (2) qui a poussé la « dame de fer » vers la sortie (3). Quant aux reports des dépenses, de deux choses l’une. Ou bien elles étaient inutiles et leur report, voire leur annulation est une bonne chose. Mais alors il y a de quoi désespérer de notre Etat qui les avait proposées. Ou bien elles étaient utiles et leur report aura des conséquences néfastes sur le bien-être des citoyens. Depuis plusieurs années, on assiste à des reports dans l’amélioration de nos infrastructures. Ces reports ont d’incontestables effets sur la qualité de notre vie.

Tout ceci pour dire que la rigueur douce que l’on nous annonce n’est pas plus douce que ne l’aurait été une hausse de la TVA. La douleur est aussi violente mais moins identifiable.

(1) En anglais, sin taxes, taxes sur les péchés.

(2) La poll tax qui correspond à la capitation est connu pour être un impôt inégalitaire : frappant les foyers sans distinction de revenu ou de capital, il est d'autant plus lourd pour les foyers les plus pauvres. Il fut introduit au Royaume Uni par Margaret Thatcher en 1989 et provoqua des émeutes qui à terme causèrent sa chute. La poll tax fut remplacée en 1993 par un impôt plus progressif sous John Major. La capitation est un impôt qui a existé dans la Rome antique et en France pendant l'Ancien Régime.

(3) Je ne vous recommande pas le film homonyme The Iron Lady avec Meryl Streep, qui a tous les traits d’une hagiographie. Cette actrice a reçu un Oscar tout comme Jean Dujardin qui lui jouait le rôle de The Artist, ce que sont nos hommes politiques.

jeudi 8 mars 2012

Désemballez-moi (1)

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Pierre Pestieau

Les enquêtes ont parfois une utilité, celle de nous rassurer quand nous croyons être les seuls à éprouver des difficultés. Ce fut récemment mon cas lorsque je découvris avec soulagement un article rapportant que « plus de 90 % des consommateurs de plus de 60 ans ont des problèmes à ouvrir les emballages » (2). Depuis je me sens soudain beaucoup moins seul lorsque je tente d’ouvrir un nouveau DVD, ou plus exactement lorsque j’essaie de trouver la faille dans cette enveloppe de cellophane qui l’entoure.

A ce propos, l’honnêteté ne paie pas. Les jeunes qui majoritairement téléchargent plus ou moins légalement films et musiques n’ont pas à endurer cette épreuve qui est d’autant plus douloureuse que l’on est impatient de voir ou d’écouter ce que l’on vient d’acheter. Double peine pour les seniors : ils paient leurs DVD et doivent les déballer. J’ajouterai en passant, peine supplémentaire, qu’il leur faut aussi subir la leçon de morale anti-piratage dont les pirates sont dispensés. Elle peut prendre cinq minutes sans possibilité de l’éviter en utilisant la commande d’avance rapide une fois le DVD en route.

Ce n’est là bien sûr qu’un exemple. Il existe de nombreuses autres sources de frustration : de nombreuses enveloppes ou pochettes de plastic contenant de la sauce soja, de la moutarde ou une serviette humide ne peuvent s’ouvrir qu’en les déchirant à partir d’une entaille qui s’avère souvent imaginaire et quand finalement l’enveloppe s’ouvre, la sauce soja ou la moutarde vous saute à la figure et, malheureusement entretemps, la serviette qui était humide a séché. Ou encore ces fromages style Vache qui rit qui ne s’ouvrent qu’à partir d’une languette que l’on ne peut saisir qu’avec des doigts de fée.

Ce qui est surprenant dans ces anecdotes c’est l’irrationalité des distributeurs. Le nombre relatif des plus de 65 ans (3) ne cesse d’augmenter : 26% en 2012 et 43% en 2050. Il semblerait logique qu’ils s’adaptent à ces nouveaux consommateurs. Ils le font pour des produits cibles comme les couches, les colles dentaires ou les appareils auditifs mais pas pour les produits de consommation courante. Bizarre, comme c’est bizarre.

(1) Sur la musique de la chanson « Déshabillez-moi » avec de préférence la voix de Juliette Greco.

(2) http://www.heidelberg-news.com/www/html/en/binaries/files/news_articles/hn264_packaging_fr_pdf

(3) Il s’agit du taux de dépendance vieillesse, à savoir le rapport entre le nombre de personnes âgées de 65 ans ou plus et le nombre de personnes de 15 à 64 ans.

Bombe iranienne et bruits de bottes israéliennes

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Victor Ginsburgh

Un lecteur (assidu, pas sûr, mais ami, certes) me demande d’écrire sur les dangers que font courir les Iraniens au monde en général, et aux Israéliens en particulier. Je m’y prête volontiers, sans y connaître grand-chose, mais puis parler de ce que j’ai lu (dans le New York Times, le Washington Post, Haartez notamment, tous peu suspects de théoriser sur des complots) et qui va à contre-courant de ce qui nous est asséné jour après jour.

Seize services secrets américains « continuent à penser qu’il n’y a aucune évidence que l’Iran a décidé de produire une bombe atomique » (1), mettant ainsi en doute un rapport récent de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA). L’Iran aurait abandonné la course à la bombe en 2003 et ne semble pas avoir changé d’avis. Enrichir l’uranium ne signifie pas construire une bombe. Par contre, il n’est pas impossible que les autorités iraniennes sèment le doute sur leurs intentions, ce qui, à la guerre comme à la guerre est, si l’on peut dire, de bonne guerre, mais dangereux. Après tout, les armes de destruction massive de Saddam Hussein n’existaient pas non plus, mais il l’a laissé croire et Bush nous a tous trompés en connaissance de cause.

C’est aussi ce qu’essaient de savoir les services secrets et moins secrets israéliens. On peut cependant avoir de sérieux doutes sur les capacités des services israéliens de trouver des choses que ne connaîtraient pas les services américains. Nous sommes tombés dans le panneau de Bush, ne tombons pas dans celui de Netanyahou, Lieberman, Ehud Barak et consorts, d’autant plus que la direction du Ministère de la Défense en Israël semble « pourrie jusqu’à la moelle » (2).

Est-ce que ce qu’on nous raconte des éructations d’Ahmadinejad est vrai ? Non dit un article de Counterpunch (3) que je cite ici :

« Les media créditent Ahmadinejad de propos qu’il n’a pas tenus. Il n’a jamais dit qu’il fallait ‘effacer Israël de la carte’. Ce mythe est dû à une erreur de traduction. Ahmadinedjad aurait utilisé les mots prononcés par Khomeini en 1980 : ‘le régime d’occupation en place à Jérusalem sera effacé de la page du temps.’ » (4).

A vrai dire, j’espère aussi que ‘le régime d’occupation sera effacé de la page du temps’. Certains vont hurler, mais ce n’est pas grave, je ne comprends ni l’hébreu ni le yiddish et surtout qu’ils ne me fassent pas dire que je parle ‘d’effacer Israël de la carte’.

Sans doute Ahmadinejad est-il allé plus loin parfois, mais est-ce autre chose que des provocations et des incantations dont la culture iranienne est empreinte, ainsi que des mauvaises traductions destinées à ceux qui, comme nous, ne comprennent pas le persan et ne connaissent pas l’Iran! Un livre écrit par André Foncouberte (5) est particulièrement éclairant. Voici ce qu’il écrit :

« [Le discours d’Ahmadinejad] relève davantage de l’incantation que de la mise en œuvre d’une réelle politique étrangère. Le problème est que nous oublions toujours la composante incantatoire de ce discours et que nous l’abordons selon une rationalité qui renvoie à la logique de notre propre discours politique qui fait la part dans ce que l’on dit entre le vrai et le faux. Dans notre logique, les dimensions poétiques ou incantatoires sont exclues. Cette divergence dans l’usage de la parole et dans la valeur de vérité que l’on peut accorder à un discours écrit ou oral est pourtant une constante culturelle qui oppose les Iraniens aux Occidentaux. »

Prenez la peine de lire le discours qu’Ahmadinejad a prononcé lors de l’Assemblée Générale des Nations Unies le 22 septembre 2011 (6). Ce n’est pas tout à fait ce que je dirais, mais il n’y a ni antisémitisme, ni élimination de l’Etat d’Israël de la carte du Moyen Orient, ni négation de la Shoah, ni accusation que les Américains ont eux-mêmes provoqué Nine Eleven, ni apologie de Ben Laden.

Comment vont les Juifs iraniens ? Assez bien merci, comme le montre un article du New York Times, écrit par un journaliste dont non seulement le nom est Cohen mais qui a aussi visité l’Iran en 2010 (7). Il y a plus d’une douzaine de synagogues à Téhéran. A Ispahan, les Juifs prient dans une synagogue qui fait face à une mosquée dont le nom est Al-Aqsa. Un marchand juif auquel le journaliste demande ce qu’il pense des « Mort à Israël » quotidiens, répond : « Je vis ici depuis 43 ans et n’ai jamais eu le moindre problème, » et la communauté de quelque 1.200 Juifs d’Ispahan se réclame d’ancêtres qui y sont arrivés il y a 3.000 ans. 25.000 Juifs continuent à vivre en Iran (mais il est aussi vrai que 75.000 sont partis après l’arrivée de Khomeini en 1979).

« A la mosquée Al-Aqsa, » écrit Cohen, « Monteza Forughi montre du doigt la synagogue située en face et explique ‘Ils ont leur prophète, nous avons le nôtre et c’est très bien ainsi’. »

Si nous pouvions tous, croyants et mécréants, être d’accord sur ce point, nous pourrions changer le monde.

Il me faut terminer par l’article que Bradley Burston a écrit sur la victoire iranienne aux Oscars et qu’il a intitulé « This Purim, I’m lifting a glass to Iran » (8). Il se plaît à rapporter les mots qu’Ashgar Farhadi, directeur du film récompensé, a prononcés à Los Angeles. Les voici :

« En ce moment, beaucoup d’Iraniens dans le monde nous regardent et j’imagine qu’ils sont très heureux, pas seulement à cause d’une récompense importante ou d’un directeur de film. Mais parce qu’à un moment où il est question de guerre, d’intimidation et d’agression que s’échangent les politiciens, le nom de leur pays, l’Iran est ici présent dans sa glorieuse culture, une culture riche et ancienne, enfouie sous une couche de poussière politique. Je suis fier d’offrir cette récompense au peuple de mon pays, un peuple qui respecte toutes les cultures et civilisations, et qui a horreur de l’hostilité et du ressentiment ».

L’article de Bradley Burston que je cite ici a paru le 29 février dans Haaretz (9), un des grands quotidiens israéliens.

(1) US agencies see no move by Iran to build a bomb, The New York Times, 25 February 2012.

http://www.nytimes.com/2012/02/25/world/middleeast/us-agencies-see-no-move-by-iran-to-build-a-bomb.html

(2) Israel’s defense leadership is rotten to the core, Haaretz, 6 March 2012.

http://www.haaretz.com/print-edition/opinion/israel-s-defense-leadership-is-rotten-to-the-core-1.416748

(3) Mike Whitney, Why Iran’s Jews are better off than Gaza’s Palestinians, Counterpunch, August 18, 2010.

http://www.counterpunch.org/2010/08/18/why-iran-s-jews-are-better-off-than-gaza-s-palestinians/

(4) Voir Glenn Kessler, Did Ahmadinejad really say Israel should be ‘wiped off the map’?, The Washington Post, October 5, 2011. Pour ceux qui connaissent le farsi, voici les mots (en caractères latins): “Een rezhim-i eshghalgar-i Quds bayad az sahneh-i ruzgar mahv shaved.”

(5) André Foncouberte, L’exception iranienne, Paris: Koutoubia, 2009. Foncouberte a travaillé au ministère de la Défense et au ministère des Affaires étrangères en France. Il a été diplomate en Iran dans les années 1990. Voir aussi Laurence Zordan, Un livre paradoxal sur le paradoxe iranien, La Quinzaine Littéraire 1005, Décembre 2009.

(6) http://thecritical-post.com/blog/2011/09/president-mahmoud-ahmadinejad’s-speech-at-the-united-nations-thursday-22-september-2011-full-translation-transcript-text-tcpchicago/

(7) Roger Cohen, What Iran Jews say, The New York Times, 23 February 2009. http://www.nytimes.com/2009/02/23/opinion/23cohen.html

(8) Pourim est une fête juive qui célèbre, fin février ou début mars de l’année, un événement (historique ou pas, on ne sait pas trop, comme d’ailleurs pour la plupart des événements décrits dans l’Ancien Testament) qui s’est passé en Perse. Cet « événement » est rapporté dans le livre d’Esther, reine de Perse, qui a déjoué un plan contre le peuple juif. Le plan s’est d’ailleurs retourné contre les Perses : 75.000 d’entre eux ont été massacrés par les Juifs…

(9) Bradley Burston, This Purim, I’m lifting a glass to Iran, Haaretz 29 February 2012. http://www.haaretz.com/blogs/a-special-place-in-hell/this-purim-i-m-lifting-a-glass-to-iran-1.415528

vendredi 2 mars 2012

L’Afrique, continent des extrêmes

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Pierre Pestieau

Quelques temps après la vague décolonisatrice et les espoirs qu’elle avait entraînés, il nous a fallu déchanter. René Dumont publiait son ouvrage L'Afrique noire est mal partie (1) qui allait s’avérer prophétique. Plus d’un demi siècle plus tard, Paul Collier publie The Bottom Billion (2) dans lequel il décrit la tragédie de ce milliard d’êtres humains les plus pauvres qui devenaient encore plus pauvres. La majorité d’entre eux habitent le continent africain. Ils souffrent, selon Collier, de leur enfermement dans quatre types de « trappes », ou pièges, dont ils peinent à sortir : le cercle vicieux des conflits qui ont une fâcheuse tendance à se répéter, la tristement célèbre malédiction des ressources naturelles, l’enclavement ou la proximité de voisins perturbateurs et, enfin, la mauvaise gouvernance qui frappe les petits pays avec une gravité particulière. De cette lecture, je tirais l’impression d’un continent maudit pour reprendre l’expression de Moussa Konate (3). Maudit comme le serait la Sicile de Lampedusa et de Visconti, celle du Guépard (4). Et comme le devient la Grèce.

Et voila que, il y a quelques mois, le magazine The Economist (5) qui avait largement contribué à cette déprimante réputation de l’Afrique noire publie un article sur le miracle de la croissance africaine. Après avoir battu sa coulpe pour son pessimisme passé, The Economist constate que durant les dix dernières années, six des dix économies qui ont connu la plus forte croissance au monde se trouvent en Afrique Sub-saharienne. Le FMI prévoirait même que l’Afrique occupera sept des dix meilleures places dans les cinq prochaines années pour ce qui est du taux de croissance. Au cours de la décennie passée, le simple taux de croissance moyen, non pondéré, des différents pays africains était comparable à celui de l’Asie. Il est vraisemblable que dans un proche avenir l’Afrique fera la course en tête. Autrement dit, la croissance de l’économie africaine surclassera celle de l’Asie. La Guinée équatoriale, l’Angola, le Ghana, l’Ethiopie et le Malawi croissent à raison de 7.5% l’an et davantage. De là à penser que l’Afrique s’est exorcisée de tous ces démons, il y a un détroit que j’hésiterais à franchir.

L’Afrique noire continue d’occuper d’autres premières places moins glorieuses. Il y d’abord la démographie. On s’attend à ce que l’Afrique, Afrique du nord comprise, voie sa population plus que quadrupler d’ici à la fin du siècle ; elle passerait de 800 millions à 3,6 milliards, et ce en dépit de la prévalence du sida et de la malaria. Plus grave, les indices de démocratie et de gouvernance voient les pays africains constituer un « gruppetto » inquiétant. Les mesures de gouvernance sont sans nul doute contestables ; en revanche, celles qui portent sur les régimes politiques sont beaucoup plus fiables. Enfin, l’Indice de Développement Humain des Nations Unies (6) qui concerne la pauvreté, la santé et l’éducation, est extrêmement bas dans la plupart des pays africains. Sur les 24 derniers pays classés, 21 étaient africains en 2009.

(1) Paris : Editions du Seuil, 1962

(2) The Bottom Billion. Why the Poorest Countries are Failing and What Can Be Done About It, Oxford University Press, 2007.

(3) Moussa Konate, L’Afrique noire est-elle maudite ?, Paris : Fayard, 2010.

(4) Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Paris : Points, 1958. En 1963, ce roman a été fidèlement adapté au cinéma par Luchino Visconti

(5) http://www.economist.com/node/21541015

(6) L'indice de développement humain est un indice statistique composite, créé en 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour évaluer le niveau de développement humain des pays du monde. L'IDH se fonde sur trois critères majeurs : l'espérance de vie, le niveau d'éducation et le niveau de vie.

Vous avez dit démocratie ?

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Victor Ginsburgh

L’Economist Intelligence Unit vient de publier son « index de démocratie » (ID) relatif à l’année 2011 (1), qui inspire quelques réflexions assez peu rassurantes sur le monde, encore que, comme vous devriez le savoir, il faut prendre les notations et les classements avec des pinces et ne pas les tenir près du nez : elles et ils sentent mauvais.

Mais j’ai envie d’y croire parce que l’index confirme le « mieux » africain dont parle Pierre Pestieau. Quarante ans après l’Afrique noire est mal partie de René Dumont, oserait-on dire qu’en 2012, l’Afrique noire a (peut-être) enfin démarré ?

L’ID est basé sur cinq critères—processus électoral, fonctionnement du gouvernement, participation politique, culture politique et libertés civiles—dont chacun est noté sur un maximum de 10 ; l’ID résulte de la moyenne des cinq notes, formées à partir de réponses à 60 questions basées sur des opinions d’experts et des enquêtes. Chaque pays est classé dans une des quatre catégories suivantes : démocraties (8/10 au moins), démocraties imparfaites ou boiteuses, « flawed » en anglais (6 à 7,99/10), régimes hybrides (4 à 5,99/10) et régimes autoritaires (moins de 4/10).

A quelques exceptions près (Ukraine, Russie, Biélorussie, Albanie et Bosnie-Herzégovine), tous les pays européens font partie des deux premières catégories, mais tous n’ont pas des démocraties « parfaites ». En particulier, 14 pays des 28 pays de l’Union Européenne sont « boiteux », dont le Portugal, qui est passé dans ce groupe en 2011, alors qu’il était dans le premier en 2010, la France (moins bien classée que l’Uruguay, le Costa Rica, la Corée du Sud, l’Ile Maurice, le Cap Vert et l’Afrique du Sud), l’Italie et la Grèce.

La note moyenne de l’Europe de l’Ouest et celle des Etats-Unis a baissé, mais réjouissons-nous, celle de l’Afrique, y compris au Sud du Sahara, a augmenté.

Je ne puis m’empêcher de souligner quelques particularités qui me confortent dans ce que je pensais. Malgré une petite amélioration, sans doute due à l’absence d’action à Gaza, au Liban, ou chez tout autre voisin comme l’Iran par exemple, Israël, qui se qualifie comme étant la seule démocratie du Moyen-Orient, est aussi le seul pays qui fait partie des démocraties, boiteuses ou non, tout en se voyant attribuer une note inférieure à 6/10 pour le critère « libertés civiles », bien au-dessous du Bénin, du Ghana, et de l’Uganda par exemple, encore l’Afrique !

L’Irlande, que la très peu démocratique Union Européenne a fait revoter à deux reprises parce que ses citoyens avaient mal voté lors de deux consultations populaires sur la constitution européenne, fait partie des plus grandes démocraties avec une note de 8,6, bien au-dessus de l’Allemagne (8,3), de la Grande-Bretagne (8,2), des Etats-Unis (8,1), de l’Espagne (8,0) et de la doulce France (7,8). L’Europe, dont la moitié des 28 pays boite, donne des leçons à l’Irlande, qui est douzième dans la liste des pays les plus démocratiques dans le monde...

L’Union Européenne, elle-même en pleine déroute, vient de faire rentrer la boiteuse Croatie, dont l’ID vaut 6,7/10. Mais pourquoi pas ? On avait déjà la Hongrie, avec un ID de 7/10, avant de se distinguer très récemment en prenant quelques mesures très peu démocratiques. Un bien bel exemple de ce dont l’Europe est capable.

(1) Disponible gratuitement à l’adresse http://www.eiu.com//public/topical_report.aspx?campaignid=DemocracyIndex2011

On y trouvera aussi tous les détails sur la manière dont l’ID est fabriqué.