Victor Ginsburgh
Je pensais que l’obsolescence planifiée ou programmée était un relativement nouveau « truc » mis en place pour obliger les consommateurs à racheter rapidement le même produit, parfois un peu amélioré, et encore. Nous savons tous que les ordinateurs et les téléphones portables sont pratiquement hors d’usage après cinq ou six ans. Il en va de même des aspirateurs, machines à laver, frigos, sans compter mon rasoir et ma brosse à dents électriques (pas les dents, mais les outils) et bien d’autres gadgets de la même espèce, parce que la batterie est usée. Il suffirait de pouvoir remplacer la batterie, ce qui n’est pas tout à fait impossible, mais les producteurs préfèrent forcer les consommateurs à racheter du neuf.
Eh bien non ! L’idée d’obsolescence programmée date d’au moins 1932, année durant laquelle un certain Bernard London, agent immobilier autodidacte, né en Russie en 1872 ou 1873, écrit un texte dans lequel il prône l’obsolescence planifiée (1). Vous noterez que ce petit ouvrage est sorti en plein milieu de la Dépression des années 1930 aux Etats-Unis, mais aussi dans le monde. Et, à l’époque, c’était une bonne idée. Voici ce que London écrit :
« L’homme est à l’origine des troubles actuels et doit lui-même en concevoir les remèdes et les appliquer. L’organisation économique actuelle de notre société se révèle inadéquate, dictée par les caprices et lubies imprévisibles du consommateur. La majorité des gens, animés par la peur et l’hystérie, font, par rapport à leurs habitudes avant la Dépression, un usage prolongé de leurs biens. Notre gestion moderne doit trouver le juste équilibre entre la production et la consommation. En renonçant à la force de travail d’une dizaine de millions de personnes, la société accumule des pertes inestimables ».
Il suggère une planification prise en mains par l’état :
« Le remède que je propose assurerait une source permanente de revenu au gouvernement qui pour atteindre ces objectifs [ferait] déterminer une durée de vie aux chaussures, maisons et machines, à l’ensemble des produits fabriqués dans les usines, extraits des mines ou issus de l’agriculture où ils sont créés, et ils seraient vendus et utilisés par un consommateur averti de cette existence limitée. Une fois le temps alloué expiré, ces choses seraient légalement déclarées ‘mortes’, contrôlées par l’agence fédérale et détruites en cas de chômage massif… Les rouages de l’industrie seraient [ainsi] maintenus en activité, l’emploi régularisé et assuré pour les masses ».
Pour éviter cette machinerie très lourde proposée par Bernard London, les pays de l’UE (et sans doute d’autres) essaient plutôt d’imposer des lois qui empêcheraient les producteurs de nous flouer, et de nous habituer tous, consommateurs et producteurs à lutter contre la pollution.
Ainsi, en 2019, le gouvernement français a proposé un projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage des déchets électroniques. Ce projet renforcerait l’information du consommateur sur la qualité et les impacts environnementaux des produits qu'il consomme, mettrait fin au gaspillage pour préserver les ressources naturelles, et mobiliserait les industriels pour non seulement transformer les modes de production, mais mieux gérer les déchets. Le gouvernement a ainsi abordé l’obsolescence programmée en suggérant que (a) les équipements devraient comporter une information sur la possibilité de réparer, (b) les producteurs des équipements seraient obligés de prévoir des pièces de rechange ce qui permettrait de réduire les déchets et (c) les producteurs seraient censés informer les consommateurs de la période de vie des logiciels, de façon à éviter que de nouveaux logiciels (obligatoires) rendent obsolète le matériel lui-même (2). Par ailleurs, l’Union Européenne a adopté des lois qui obligent les producteurs à rendre certains appareils plus faciles à réparer à partir de 2021 (3), un des objectifs du programme français.
Il est clair que si ces lois sont adoptées, elles permettraient d’éviter, partiellement et de façon contournée (en invoquant la lutte contre la pollution), l’obsolescence programmée et souvent sauvage des producteurs.
En attendant, je viens d’acquérir un nouveau MacBook Air. Cinq kilos de câbles commutateurs, transformateurs, et autres gadgets, à la poubelle. Grâce à une initiative de l’Union Européenne, toutes les entrées et sorties de câbles anciens sont obsolescentes. Mais l’avenir est brillant, puisque nous pourrons tous nous connecter à n’importe qui et à n’importe quoi !
(1). Bernard London, Ending the depression through planned obsolescence, New York, 1932. Ce petit texte a été traduit en français (pour la première 90 ans après sa publication en anglais) et a pour titre L’obsolescence programmée des objets, Editions Allia : Paris 2019.
(2). Michael Guilloux, Le Sénat (français) inscrit l’obsolescence logicielle dans le projet de loi pour une économie circulaire, 27 septembre 2019, Accès à l’article en tapant le titre du document.
(3). Olivier Famien, L’UE adopte des lois qui obligent les fabricants à rendre certains appareils plus faciles à réparer et plus durables, 29 janvier 2019, Accès à l’article en tapant le titre du document.