jeudi 11 décembre 2025

10 km de livres

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 A. Gillis

Un chantier monumental, qui durera jusqu’en 2030, est mené à la Old Library du Trinity College Dublin, l’une des bibliothèques les plus emblématiques du monde, connue notamment pour son célèbre Long Room et pour abriter le Book of Kells (*).


« Une bibliothèque, c'est le carrefour de tous les rêves de l'humanité. »
- Julien Green

Pour permettre une vaste rénovation et la mise aux normes de conservation, le personnel s’emploie à vider progressivement les rayonnages : environ 700.000 ouvrages (dont quelque 350.000 livres anciens) sont restaurés, catalogués, étiquetés RFID puis transférés dans des réserves climatisées.

Un travail minutieux.
Chaque volume est nettoyé avec un matériel spécialisé, mesuré, enregistré dans une base de données et ensuite placé dans des caisses numérotées avant d’être envoyé vers un centre de stockage sécurisé au nord de Dublin. Les responsables expliquent que cette "décantation" à très grande échelle, assurée par des bibliothécaires, conservateurs et assistants de projet, est une opération unique qui doit permettre de préserver l’édifice du XVIIIᵉ siècle et ses collections pour les générations futures tout en maintenant l’accès aux chercheurs via un centre d’étude provisoire.

« Les livres sont la fortune thésaurisée du monde et le dû héritage des générations et nations. Les livres, les plus vieux et les meilleurs, ont leur place naturelle et marquée sur les rayons de la moindre chaumière. »

- Henry David Thoreau

Une fois par siècle.
Le projet de réaménagement et de conservation, financé à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros, vise à renforcer la structure du bâtiment, améliorer le climat intérieur et protéger les ouvrages contre la pollution, l’humidité et les risques d’incendie. La fermeture temporaire de la Old Library doit permettre de moderniser l’infrastructure tout en respectant son caractère patrimonial, puis de remettre en valeur les livres dans un environnement plus sûr et plus accessible.

Des jeunes professionnels du patrimoine venus d’Irlande et d’ailleurs participent à ce chantier, acquérant une expérience de terrain rare sur la manipulation de collections anciennes à très grande échelle. Le projet est présenté comme un équilibre entre le devoir de préserver l’héritage écrit de l’Irlande et la responsabilité de l’ouvrir au public de manière contemporaine, notamment par de futures expositions repensées autour du Livre de Kells et des trésors de la bibliothèque.

« We are all visitors to this time, this place. We are just passing through. Our purpose here is to observe, to learn, to love... and then we return home. »
- Queen Elizabeth


Sources :

- Go Behind the Scenes at an Iconic Irish Library as Staff Move 700,000 Historical Treasures Into Storage
https://www.smithsonianmag.com/history/go-behind-the-scenes-at-an-iconic-irish-library-as-staff-move-700000-historical-treasures-into-storage-180987743/
Smithsonian magazine, 02/12/2025

- Old Library Redevelopment Project: Conserving the Old Library for future generations
https://www.visittrinity.ie/book-of-kells/old-library-redevelopment-project/
Trinity College Dublin, 19/01/2023

- Old Library moves collections in landmark conservation project
https://www.tcd.ie/news_events/articles/old-library-moves-collections-in-landmark-redevelopment/
Trinity College Dublin, 20/10/2022


mardi 7 octobre 2025

Les pauvres manquants

9 commentaires:

Pierre Pestieau

Il est établi que dans tous les pays, l'espérance de vie croît avec le niveau de revenu et de richesse. En d'autres termes, les populations pauvres décèdent prématurément par rapport aux individus les plus aisés.

Imaginons un instant un monde hypothétique où tous les pauvres d'un pays auraient la même longévité que celle des plus fortunés, tout en restant pauvres. Cette situation aurait deux conséquences majeures : premièrement, la population totale serait plus élevée, et ce, d'autant plus que le gradient revenus-longévité est important. Deuxièmement, et surtout, la proportion de personnes pauvres dans la société serait mécaniquement plus importante.

Ce phénomène peut être qualifié de « pauvres manquants », par analogie avec le concept de « femmes manquantes » développé par l'économiste indien Amartya Sen. Ce dernier avait utilisé cette expression pour désigner le déficit démographique entre hommes et femmes en Asie du Sud, résultant d'avortements sélectifs, d'infanticides, d'abandons et de maltraitances spécifiquement dirigés contre les filles.


La mortalité précoce des populations défavorisées entraîne ainsi une sous-estimation systématique du taux de pauvreté réel. Le taux observé est inférieur à celui qui prévaudrait si les pauvres vivaient aussi longtemps que les riches. Pour reprendre une formule cynique, les pauvres auraient « le bon goût de mourir tôt », ce qui améliore artificiellement les statistiques de pauvreté.

Ce phénomène existe dans tous les pays, avec une intensité proportionnelle au gradient revenu-longévité. Dans une étude récente (1), nous avons estimé l'ampleur de cette sous-estimation de la pauvreté dans les pays en développement. L'Afrique présente les distorsions les plus importantes : le Nigeria et le Mali sont les pays où la population augmenterait le plus fortement si l'on intégrait ces « pauvres manquants ». La correction représenterait 25 % au Nigeria et 18 % au Mali.

Pour remédier à cette situation, deux types de politiques peuvent être envisagés, de manière complémentaire : D'une part, l'adoption de programmes de lutte contre la pauvreté visant à réduire les inégalités de revenus à la source; d'autre part, le développement d'un système de santé accessible et efficace permettant de prolonger l'espérance de vie des plus démunis, réduisant ainsi l'écart de longévité entre classes sociales.

Ces approches, loin d'être mutuellement exclusives, constituent les deux faces d'une même stratégie visant à corriger les biais structurels qui masquent l'ampleur réelle de la pauvreté dans nos sociétés. Ils demeurent qu’elles ont des conséquences fort différentes. Allonger la vie des pauvres grâce à des systèmes de santé redistributifs résultera en un accroissement de la population et en une augmentation du taux de pauvreté. En revanche, augmenter les allocations sociales de manière à permettre à certains pauvres de sortir de leur condition a pour effet de réduire le taux de pauvreté.

L'augmentation du nombre de pauvres est difficilement défendable. Cette stratégie est qualifiée de « conclusion repugnante », concept formulé par Derek Parfit (2). C’est l'idée contre-intuitive selon laquelle, pour toute population bénéficiant d'une très bonne qualité de vie, il existe une population beaucoup plus importante dont la qualité de vie est extrêmement faible, voire à peine positive, mais qui en réalité connaîtrait un bien-être supérieur dans l'ensemble. Cette solution découle de certaines théories éthiques, en particulier l'utilitarisme, qui, pour le dire platement, préfère la quantité à la qualité de la vie. 

Nous souhaiterions comprendre les causes du phénomène des pauvres manquants. Pourquoi cette situation est-elle plus marquée dans certains pays que dans d'autres ? Plusieurs explications viennent à l'esprit : les systèmes de santé, le niveau de développement économique, les segmentations sociales, les facteurs culturels ou encore l'ouverture des frontières. Ces hypothèses méritent toutefois d'être vérifiées empiriquement.


(1). M. Lefebvre, H. Onder, P. Pestieau, G. Ponthiere and  E. Suzuki, (2025), The Invisible Continent. Counting the Missing Poor in Least Developed Countries, ronéo.

(2). Derek Parfit, Reasons and Persons, New York, Oxford University Press, 1984, 543 p