jeudi 3 avril 2025

Entre Paradis Perdu et Paradis Retrouvé

Pierre Pestieau


Nous vivons dans un monde en proie au chaos, où crises environnementale, économique et politique s’entremêlent. La planète est menacée, l’État-providence vacille moralement et financièrement, et la démocratie subit des assauts sous toutes ses formes. Il est difficile d’imaginer une situation plus désastreuse dans l’histoire contemporaine, tant l’incapacité des individus et des nations à coopérer efficacement semble au cœur de ce désordre.

Deux concepts essentiels permettent d’éclairer cette impasse : le dilemme du prisonnier et la tragédie des communs. Ils illustrent comment la quête de l’intérêt individuel, loin de produire une solution optimale pour la société, mène à des conséquences délétères pour tous. Dans le dilemme du prisonnier, deux complices arrêtés après un vol sont confrontés à un choix simple : se taire et être relâchés faute de preuves, ou dénoncer l’autre pour obtenir une peine réduite. Craignant la trahison, chacun finit par avouer, s’exposant ainsi à une sanction plus lourde que s’ils avaient fait preuve de solidarité. Cet exemple illustre la manière dont l’égoïsme individuel peut aboutir à un résultat perdant-perdant, y compris pour les malfrats.

La tragédie des communs renvoie quant à elle à une époque où des fermiers partageaient des pâturages collectifs. Chacun cherchant à maximiser son profit, l’exploitation effrénée mena à la surexploitation des ressources, provoquant leur épuisement. Pour contrer cette menace, la solution adoptée fut l’introduction de la propriété privée, incarnée par les célèbres fils barbelés qui ont nourri l’imaginaire des westerns. Ces deux scénarios traduisent un dilemme fondamental : sans régulation ou coopération, les intérêts individuels finissent souvent par nuire au bien commun.


Pris entre le souvenir idéalisé des sociétés traditionnelles et le mirage du "grand soir", nous oscillons entre un paradis perdu et une utopie à reconstruire. Les sociétés d’antan, souvent perçues comme des modèles d’harmonie sociale, reposaient sur des normes partagées, un fort sentiment d’appartenance et des pratiques d’entraide. Mais peut-on vraiment revenir à ce modèle ? Rien n’est moins sûr. Ces sociétés étaient limitées par leur homogénéité culturelle et leur fermeture à l’altérité. Dans un monde globalisé et interdépendant, ce retour en arrière serait non seulement irréaliste, mais aussi porteur de dangers. Pourtant, certains prônent un repli sur soi : fermeture des frontières, exclusion des étrangers des systèmes de redistribution, recentrage des solidarités sur une communauté nationale restreinte. Mais même dans cette hypothèse, il serait impossible de recréer les conditions des sociétés traditionnelles, tant elles reposaient sur des dynamiques incompatibles avec la diversité contemporaine.

Face à cette impasse, d’autres rêvent de rupture radicale. Le "grand soir" incarne cette aspiration à un monde nouveau qui abolirait non seulement le capitalisme, mais aussi les normes sociales établies. Cette idée s’inscrit dans la longue tradition des mythes millénaristes, nourrissant l’espoir sans offrir de solutions concrètes. Une alternative plus pragmatique pourrait être un État-providence réinventé, mieux adapté aux défis du XXIᵉ siècle. Mais cette ambition suppose un changement de paradigme : une gestion plus rigoureuse des ressources publiques, une adaptation constante des politiques aux nouvelles réalités économiques et sociales, ainsi qu’une valorisation de l’innovation, notamment à travers les outils numériques.

Une société plus solidaire nécessiterait également un dialogue inclusif entre cultures et générations, permettant de consolider un sentiment d’appartenance collective. Les États-providence, par nature nationaux, devraient aussi repenser leurs formes de coopération pour répondre aux enjeux pressants du climat, de la paix et de la répartition des richesses. Si un retour aux sociétés traditionnelles est illusoire et le "grand soir" une chimère, la modernisation de l’État-providence demeure une ambition réalisable, bien que loin d’être acquise. Elle exige un effort concerté et une vision partagée d’un avenir où justice sociale et efficacité économique cesseraient de s’opposer pour enfin se renforcer mutuellement. C’est à cette seule condition que nos sociétés pourront espérer surmonter leurs fractures et bâtir un modèle de solidarité durable. Mais au fond, cette perspective elle-même n’est-elle pas une forme d’utopie ?


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