jeudi 27 septembre 2012

Donner le temps au temps

1 commentaire:

Pierre Pestieau

On a beaucoup reproché à Nicolas Sarkozy sa compulsion à réagir au moindre fait divers en promettant et en faisant voter une nouvelle loi, laquelle était le plus souvent plus répressive que la précédente. A cette époque, pas si lointaine, on faisait observer que le problème n’était pas dans l’absence de lois mais dans leur mauvaise application. La Belgique semble soudain prise de Sarkosite aigue. Témoins les affaires Michèle Martin et Bernard Arnault.

Je n’étais  pas en Belgique quand l’affaire Martin (1) a éclaté. Mais quel n’a pas été mon étonnement de lire par le truchement d’internet la relation de manifestations et autres pétitions réclamant de nouvelles lois sur les libérations conditionnelles qui s’appliqueraient à des crimes particulièrement odieux. Derrière ces derniers termes, on peut tout mettre, et ce n’est pas sans rappeler la phrase tristement célèbre: “Je suis contre la peine de mort,… quoique dans certains cas de crimes particulièrement odieux …”  Ce qui m’a choqué plus encore a été de voir avec quelle docilité la presse et une partie du monde politique ont suivi la caravane de ces nouveaux indignés. On se demande si la réticence de notre société à tourner la page « Dutroux », qui lui permet d’éviter d’aborder des questions plus urgentes, n’est pas révélatrice de son fonctionnement.

Je suis plus à l’aise pour discuter de l’affaire Arnault. Tout d’un coup l’opinion découvre cet afflux de riches français et le vieil adage que « Pour tout pays, le voisin est toujours un paradis fiscal ».
On a tout entendu sur la fiscalité du capital, de la richesse et des revenus du patrimoine. Certaines personnes qui s’y sont toujours opposées  et qui continueront de le faire se trouvaient tout à coup en faveur d’une imposition plus lourde du capital. Elles se faisaient les avocats de réformes que des pays bien plus égalitaires que le nôtre avaient rejetées. Je suis convaincu qu’il faut modifier la fiscalité du capital, mais cela demande un certain temps de réflexion. La France est le dernier pays à avoir un impôt annuel sur la richesse ; elle n’est certainement pas le pays où l’égalité des revenus et de la richesse est la plus apparente.

On peut  trouver immoraux aussi bien l’afflux de ces riches étrangers et leur traitement fiscal. A la suite d’un récent référendum, les Suisses viennent de se prononcer dans des sens différents selon les cantons (2). Il faut garder à l’esprit ce que ces riches étrangers rapportent à la Suisse. En ces temps de disette budgétaire, on aimerait, en Belgique, récolter 10% des revenus annuels de Johnny et de ses amis exilés.

Dans les réformes judiciaires et fiscales, il convient de laisser le temps au temps.

(1) Pour nos lecteurs de Patagonie, Martin était la compagne de Marc Dutroux au moment ils furent arrêtés pour le meurtre de plusieurs petites filles.
(2) Le canton de Bâle-Campagne a mis fin au système du forfait fiscal tandis que celui de Berne, où réside notamment Johnny Hallyday, l'a maintenu tout en relevant le barème.

De plus en plus de Belges travaillent au-delà de l’âge de 65 ans

1 commentaire:

Victor Ginsburgh

Le titre est une copie de celui de l’article publié par la Radio Télévision Belge Francophone (RTBF) ce 25 septembre 2012 (1).

Il y a quelque 12 ans, cinq professeurs faisant partie de cinq universités de toutes les obédiences philosophiques et linguistiques belges possibles et imaginables (2) publiaient un ouvrage collectif (3) sur l’avenir des retraites en Belgique. Certains des auteurs ont à l’époque osé suggérer de repousser l’âge de la retraite à 66 ans en 2005, 67 en 2012 et 68 ans en 2020, tout en accompagnant cette mesure par d’autres, permettant ainsi de réduire la dette publique qui à l’époque s’élevait à quelque 110% du PIB et, par conséquent, la charge fiscale sur les salaires. D’autres proposaient de passer lentement mais sûrement d’un système de répartition — les actifs paient la pension des retraités — à un système par capitalisation — dans lequel les actifs financent, en tout cas en partie, comme c’est le cas aux Pays-Bas, leur propre retraite le jour où, immanquablement, elle arrive.

La bonne nouvelle pour les auteurs de ces propositions est qu’ils ont été interviewés et cités maintes fois dans les journaux de toutes les obédiences philosophiques et linguistiques, à l’image des universités dans lesquelles ils travaillaient. Déjà à l’époque, certains journaux (dont Le Soir du 23.10.2000) parlaient de « révolution copernicienne ». Rien de neuf donc dans le terme utilisé plus récemment par nos politiciens.

Les mauvaises nouvelles ont été les réactions politiques de l’époque. Le Bureau du Plan estime que le coût du vieillissement peut être supporté  « en s’appuyant sur les marges dégagées par l’effet boule de neige inversé résultant du désendettement » (L’Echo du 25.8.2000) et considère que « l’étude est pessimiste ». Le Ministre du budget propose plutôt un fonds de vieillissement qui pourrait dépasser plus de 4700 milliards de FB (120 milliards d’euros) en 2030 (L’Echo)—ce fonds n’a évidemment jamais vu le jour. La FEB doute de l’efficacité de la révision de l’âge de la pension (L’Echo). Les organisations syndicales sont prudentes, pas vraiment opposées, mais suggèrent des mesures d’accompagnement (L’Echo). Un sondage effectué à l’époque en Flandre indique que 85% des salariés opteraient plutôt pour un abaissement de l’âge de la pension à 57-59 ans. Frank Vandenbroeke, Ministre des Pensions traite l’idée d’absurde et risible (Het Laatste Niews, 31.8.2000). Le Soir en ligne du 9.4.2000 (oui, il existait déjà en 2000) titre « Les bâtards du big bang. L’avenir des pensions ressuscite les chimères du capitalisme populaire » et écrit que « les hypothèses d’amorçage, toujours hautement conjecturelles conditionnent étroitement l’issue ». Il s’agit « du fruit d’un travail d’économistes dont la méthodologie réductrice passe sous silence d’immenses pans du réel. »

Et puis il y a aussi la lettre du 5 septembre 2000 que Monsieur et Madame C., deux retraités en colère (contre ceux qui proposaient une telle mesure) adressent au Ministre des Pensions. Avec copie au recteur d’une des universités dans laquelle les auteurs des propositions travaillent.

L’article de la RTBF du 25 septembre 2012 commence par la phrase suivante : « Travailler à l’âge de la retraite, nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir le faire en Belgique, même si on a du mal à mettre un chiffre sur ce phénomène. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une demande aussi bien du côté des entreprises que du côté des 65 ans et plus ». Et conclut par l’exemple de Simone, 66 ans, qui explique que « quand j’ai reçu la lettre de l’Office des Pensions, je me suis dit que je vais encore un peu travailler ».

Serait-ce celle qui avait écrit en 2000 sa colère au ministre et au recteur et qui traitait les chercheurs d’« être inhumains ou inconscients » ?

(2) Il n’y a heureusement pas d’enseignement universitaire en allemand, sans quoi il aurait fallu rajouter deux universités à notre panoplie, une catholique et une non-catholique.
(3) Pierre Pestieau (Ulg), Louis Gevers (FUNDP), Victor Ginsburgh (ULB), Erik Schokkaert (KUL) et Bea Cantillon (UFSIA), Réflexions sur l'avenir de nos retraites, Leuven: Garant, 2000.

vendredi 21 septembre 2012

Des ours et des hommes

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Victor Ginsburgh

Le manque de nourriture par suite de la récente sécheresse aux Etats-Unis rend les cervidés, les ours et autres animaux sauvages des montagnes et des plateaux américains de plus en plus « téméraires » : ils quittent leurs lieux de chasse et de cueillette habituels, et se rapprochent des habitations humaines pour trouver la nourriture dont ils ont un urgent besoin avant l’hiver.

Ils ne sont pas les seuls à se demander ce qu’ils vont manger et où ils vont le trouver. D’après un rapport récemment publié par l’Economist Intelligence Unit (1), les prix des denrées agricoles ont augmenté deux fois plus vite que l’indice général des prix dans le monde durant la dernière décennie. Si ce n’est pas trop grave pour les pays de l’OCDE dans lesquels la part de la nourriture dans le budget est de 20%, ce l’est bien davantage en Afrique Subsaharienne et dans l’Asie du Sud, où cette part s’élève à plus de 50%. Même les pays d’Europe de l’Est et de feu l’Union Soviétique ne sont pas épargnés : cette part s’y élève à 45% du budget d’un ménage. La Banque Mondiale estime qu’en 2008, l’augmentation des prix a précipité 44 millions d’individus supplémentaires sous la ligne de pauvreté de $2 par jour. Il faut savoir que 95% de la population de la République Démocratique du Congo (RDC, ex-Congo belge), 94, 93 et 82 des populations libérienne, burundaise et rwandaise vivent sous le seuil de $2 par jour. Et ils sont loin d’être les seuls (2).  Chaque habitant de ces pays dépense un dollar par jour pour se nourrir ; il lui reste à peine un dollar par jour pour tout le reste. C’est pire en RDC, au Cambodge et au Népal. En RDC, la ration journalière s’élève à 1500 calories, alors que la FAO estime qu’un adulte a normalement besoin de 2300  calories.

Les sécheresses et les augmentations des prix ne sont pas les seules à créer ces situations. Y contribuent aussi les difficultés qu’il y a d’approvisionner certains pays ou régions suite à des contraintes politiques et économiques. Mais, il arrive aussi que les réserves qui existent ne soient pas vendues dans l’espoir que les prix continuent d’augmenter et que les bénéfices ainsi réalisés deviennent plus juteux au fil du temps. Ou encore, comme dans le cas de la fameuse famine de 1943 au Bengale, parce que les colonisateurs anglais de l’époque ont jugé qu’il fallait plutôt contribuer à l’effort de guerre que distribuer les stocks de riz aux habitants locaux (3).

La question des OGM (et des pesticides) qui semblaient promettre une agriculture plus efficace vient de se pointer à l’horizon avec l’expérience qui montre les effets désastreux sur les rats du maïs transgénique produit par Monsanto (4). Etude (5) bien entendu immédiatement contestée (6). Faudrait-il, comme dans le bon vieux temps, permettre de tuer les messagers porteurs de mauvaises nouvelles ?

(1) Economist Intelligence Unit, Global Food Security Index 2012.
(3) Cormac O Grada, Sufficiency and sufficiency and sufficiency. Revisiting the Bengal famine of 1943-44.  http://researchrepository.ucd.ie/bitstream/handle/10197/2655/wp10_21.pdf?sequence=1
(5) Séralini, G.-E., et al. (2012), Long term toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant genetically modified maize, Food and Chemical Toxicology. http://research.sustainablefoodtrust.org/wp-content/uploads/2012/09/Final-Paper.pdf

Combien ça coûte ?

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Pierre Pestieau

Ces quelques derniers mois, nous avons assisté de plus ou moins loin à trois événements sportifs qui furent d’incontestables succès populaires (à en croire les organisateurs et les médias qui les ont couverts) mais dont le coût reste opaque. Le 30 juin, Liège a accueilli  le départ du 99e Tour de France. Début août, nous avons eu les Jeux Olympiques de Londres et récemment, ce fut au tour de la Formule 1 d’attirer l’attention de foules enthousiastes autour du « plus beau circuit du monde », celui de Spa Francorchamps. On pourrait en rester là et ne pas s’intéresser à ce que ces trois évènements coûtent à la collectivité. Après tout quand on aime, on ne compte pas et quand on voit le comportement des spectateurs et surtout l’engouement des téléspectateurs, il est clair qu’ils aiment énormément. Pour chacun de ces événements on utilise le terme ‘planétaire’ et je ne peux m’empêcher de repenser à ces dessins de Hergé où un Congolais, un Chinois ou un indien d’Amazonie écoute à la radio (à cette époque on parlait de TSF) un reportage sur les exploits de Tintin ou de Jo et Zette. Il suffit de remplacer la radio par la télé et les héros de BD par Lans Armstrong ou Michaël Schumacher. 
 
Chacun de ces événements entraîne des engagements financiers importants en provenance du secteur public. Pour le Tour de France, on a cité le chiffre de 4,2 millions euros. Pour les Jeux de Londres, la somme est naturellement bien plus élevée ; elle est estimée entre 12 et 18 milliards d’euros selon les sources et les dépenses prises en compte. Ce qui frappe n’est pas tant le coût pour les finances publiques que les prétendues rentrées qui sont extrêmement floues, mais les explications le sont encore bien plus. Pour le Tour de France, j’ai entendu des responsables politiques calculer les rentrées en additionnant le prix des nuitées et des repas que paieraient les coureurs, les suiveurs et naturellement les visiteurs. Comme si ces montants représentaient des retombées nettes. Pour les Jeux, on nous dit que les dépenses encourues ne doivent pas être vues comme des coûts mais comme des investissements. La question centrale est de savoir si les infrastructures développées pour l’occasion, le village olympique, les installations sportives pourront servir à d’autres fins que celles d’un événement unique mais de durée (très) limitée : 2 semaines. L’expérience de Montréal et puis celle d’Athènes nous rendent pessimistes.
Pour revenir à notre petite Communauté française de Belgique, qui a la responsabilité en matière de santé et d’enseignement, on sait à quel point elle est défaillante dans sa politique de prévention. Il suffit de voir l’état de santé et l’espérance de vie de sa population. Plutôt que d’investir dans des événements exceptionnels et somptuaires, il vaudrait sans doute mieux  consacrer davantage de ressources aux équipements sportifs des écoles et des villes. Que de piscines fermées ou inexistantes par manque de moyens (1). Un éducateur de Charleroi me disait qu’il y a davantage de jeunes qui ne savent pas nager aujourd’hui qu’il y a 20 ans. A vérifier. Naturellement, s’intéresser à la forme physique de notre jeunesse est sans doute électoralement moins rentable que la Formule 1 et le Tour de France. Or les élections communales sont pour demain.

Cette manie de privilégier les manifestations médiatiques plutôt que le travail de fond n'est pas propre au sport comme l'a montré Victor Ginsburgh dans son blog du 5 septembre à propos des festivals de musique et autres méga machins auxquels Mons va se consacrer en se transformant en “capitale européenne de la culture” 2015. Est-ce vraiment de cela que la Wallonie a besoin?

(1) Une solution facile à ce manque de moyens. Marc De Wever  promet d’offrir les droits d’auteur de son livre (encore à traduire) sur le régime minceur qui lui a permis de perdre 60kg en 6 mois à une association francophone qui lutterait contre l’obésité des enfants.

jeudi 13 septembre 2012

OK Corral à Washington

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Pierre Pestieau

Avec les conventions qui se terminent, la campagne présidentielle américaine démarre vraiment avec son côté OK Corral. C’est le moment où l’on reçoit la liste des économistes ou des acteurs qui soutiennent l’un ou l’autre candidat. Dans la longue liste des économistes apportant leur soutien a Romney, rien d’étonnant. Il s’agit des traditionnels conservateurs souvent affiliés à des institutions ultra-liberales comme le Hoover Institute ou l’Université George Mason. Parmi les noms connus : Gary Becker, Jim Buchanan, Martin Feldstein, Robert Barro. Les deux premiers ont eu le Nobel ; les deux autres l’attendent. C’est plutôt reconfortant. Aucune mauvaise surprise. J’aurais été déçu de ne pas les y trouver. Idem pour les acteurs où apparaissent notamment les supermusclés tels que Sylvester Stallone, Schwartzy, JCVD et quelques autres. La plupart sont à l’affiche du nouveau chef d’œuvre d’Hollywood : The Expandables 2. Seule déception, attendue il est vrai, Clint Eastwood, un vrai Docteur Jeckill et Mister Hyde. Il reprend ainsi son rôle de justicier solitaire, son personnage de « Dirty Harry » et  nous fait oublier les nombreux films qui tels Gran Torino ou les Unforgiven révèlent un artiste complexe et sensible.

Mais ce qui se passe aux Etats-Unis est beaucoup plus sérieux que ce jeux de people.  Comme le démontre David Brooks dans un éditorial récent du New York Times (1) jamais l’opposition entre républicains et démocrates  n’a été aussi tranchée qu’aujourd’hui. A terme cela risque de conduire à une paralysie du pouvoir, dont le premier terme d’Obama nous a donné un avant-goût. Cettte opposition se retrouve surtout dans le domaines des valeurs. Les républicains d'aujourd'hui croient fermement que les gens doivent eux-mêmes déterminer leur propre destin. Selon un sondage du Pew Research Center (2) que Brooks cite, 57 pour cent des républicains croient que les gens sont pauvres parce qu'ils ne travaillent pas. Seulement 28 pour cent croient qu’ils sont pauvres en raison de circonstances indépendantes de leur volonté. Chez les démocrates, ces pourcentages sont respectivement 24 et 61. Ces mêmes républicains croient que si le gouvernement cesse de les aider, ces pauvres réussiront, parce qu’ils ont les qualités innées qui devraient le leur permettre.

L’opposition entre républicains et démocrates sur un ensemble de valeurs sociétales n’a pas cessé d’augmenter depuis 8 ans. Elle domine toutes les autres qui pouvaient exister entre les races, les sexes et les classes de revenu. Les domaines où elle se manifeste surtout sont le filet de sécurité sociale, l’environnement et les syndicats, bien plus, par exemple, que l’immigration, la religion ou la sécurité nationale.

La campagne qui ne fait que commencer risque d’être dure mais ce qui est plus grave c’est qu’à moins d’avoir un congrès et un président démocrates, on doit s’attendre, après le 6 novembre, à la paralysie du système politique, ou à la régression sociale. 

(1) A party of strivers, New York Times 30/8/2012 <http://www.nytimes.com/2012/08/31/opinion/party-of-strivers.html?emc=eta1>
(2) <http://www.people-press.org/2012/06/04/partisan-polarization-surges-in-bush-obama-years/>

Petits vieux et petites vieilles à l’Université. Plaidoyer pro domo

1 commentaire:

Victor Ginsburgh

[Ce texte a paru sous forme plus condensée dans Le Soir, Bruxelles le 7 septembre.] 

Le professeur de physique théorique François Englert (Université libre de Bruxelles), co-découvreur du boson dit de Higgs, et titulaire de nombreux prix scientifiques internationaux vient de voir ses équations « confirmées » par le CERN et son Large Hadron Collider. Il est devenu émérite il y a 14 ans, parce que la loi belge oblige les professeurs de cesser leurs activités d’enseignement à l’âge de 65 ans. 

Le professeur d’économie Paul De Grauwe (Katholieke Universiteit Leuven) atteint en 2011 par le même virus de la vieillesse que François Englert, a reçu, avant son départ à la retraite, une offre de la London School of Economics où il continue ses enseignements, en ayant toutefois dû renoncer à sa pension belge.   

J’en connais aussi qui sont reçus chaque année à bras ouverts à Princeton ou à Toulouse par exemple et y enseignent. Il en est d’autres qui, une fois à la retraite, ne peuvent plus être financés par des fonds publics belges. Ils ont le choix entre mendier auprès de leurs collègues ou compter sur des fonds de recherche que des pays étrangers sont heureux de leur offrir.  

Il faut cependant admettre qu’il en est aussi dont nous serions tous ravis qu’ils partent à la retraite à l’âge de 30 ans. Qu’en est-il « en moyenne » et quelle est l’utilité de ces vieux dans les couloirs vieillis des universités ?

Un article (1) publié en 2010 dans une revue américaine par un psychologue hollandais, Wolfgang Stroebe, et intitulé « Le grisonnement des professeurs d’université risque-t-il de réduire la productivité scientifique ? » examine l’ensemble des études empiriques récentes des effets de l’âge sur la productivité des scientifiques de plus de 60 ans. 

L’idée que la science est une affaire de jeunes qui sont seuls à être productifs et seuls à publier des résultats de recherche de haute qualité est largement ancrée dans la tête des administrateurs des universités et de la communauté scientifique. L’article montre que s’il en était ainsi, la productivité aurait dû baisser suite à la suppression de la retraite obligatoire des scientifiques et enseignants aux Etats-Unis et au Canada et à l’augmentation de la proportion des vieux de 70 ans qui s’accrochent, et qui est passée de 10% avant la nouvelle législation américaine de 1994 à 40% en 2002 (2).

Il n’en est rien, et voici quelques éléments tirés de l’article de Stroebe qui le montrent (les textes entre crochets sont des observations personnelles).

(a) Même s’il y a un déclin assez général de la capacité cognitive avec l’âge, une proportion importante d’individus ne subit aucune perte d’activité intellectuelle, même à 80 ans ;

(b) Les vieux deviennent cependant prisonniers de leurs idées [et ne devraient dès lors plus enseigner des cours de doctorat, ni diriger des thèses] ;

(c) Même si la motivation à la recherche semble décliner avec l’âge, il n’est pas impossible de mettre à profit l’expérience des seniors en leur proposant d’enseigner des cours de base ;

(d) Ce déclin de motivation pourrait d’ailleurs être lié à la perspective de la retraite obligatoire à 65 ans et à la difficulté que les retraités ont à trouver des ressources pour leur permettre de poursuivre leurs recherches ;

(e) Plusieurs études montrent cependant que les contributions scientifiques les plus importantes sont faites par des chercheurs de moins de 50 ans [et parfois de moins de 30 ans en mathématique et en physique théorique] ;

(f) La qualité de la recherche et le nombre d’articles publiés sont fortement corrélés [ce qui va évidemment à contre-courant des idées défendues par le nouveau groupe qui prône la « désexcellence » et la « science lente » dans les universités] ;

(g) Une étude menée en 2006 sur 112 membres éminents de la National Academy of Sciences américaine montre que le nombre d’articles publiés augmente rapidement durant les 20 premières années de la carrière (de 25 à 45 ans), plafonne entre 45 et 60 ans et recommence à croître après 60 ans. Un résultat identique ressort d’une étude menée sur l’ensemble des professeurs d’université en Norvège. Mais il y a aussi des études qui indiquent que le nombre d’articles publiés décroît avec l’âge.

Il serait sans doute dangereux de ne pas nuancer et de généraliser à l’ensemble du corps professoral et des disciplines. Comme je l’ai dit, en mathématique et en physique théorique, les apports essentiels sont fait par les jeunes. Ce qui ne veut pas dire qu’ils deviennent improductifs par la suite. Dans les sciences humaines et plus expérimentales (médecine, biologie par exemple) et dans les lettres (à l’exception des poètes, qui comme les mathématiciens, écrivent souvent leur œuvre quand ils sont jeunes) il faut avoir mûri un peu.  

Mais l’article de Stroebe conclut qu’il n’y a pas non plus de raison de penser que la motivation et la productivité des académiques diminuent avec l’âge : les jeunes qui étaient productifs le restent ou le deviennent davantage à 60 voire 70 ans, et ceux qui ne l’étaient pas du temps de leur jeunesse folle, ne le deviennent pas plus tard. Stroebe ajoute que les Etats-Unis et le Canada n’ont rien à craindre des scientifiques aux tempes grisonnantes et aux cheveux rares sur le dessus du crâne. Il souligne aussi le gaspillage de ressources qu’entraîne la mise à la retraite de ceux qui, malgré leur âge respectable, ont encore des capacités de recherche qui restent importantes. Le vieillissement des chercheurs depuis 1994 n’a en rien ébranlé la position des universités américaines, qui continuent de caracoler en tête dans les classements internationaux.

Même s’il est sans doute souvent préférable de remplacer les vieux par des jeunes, ce serait tout bénéfice pour les universités de s’entourer des vieux à condition qu’ils soient encore productifs en leur fournissant un viatique qui leur permette de continuer leurs recherches. Si la loi le permettait, ce viatique pourrait être très facilement prélevé sur la différence de salaire brut qui existe entre un professeur fin de carrière et un chargé de cours âgé de 30 ans. Les universités, les vieux et parfois même les jeunes seraient gagnants, Paul De Grauwe ne serait peut-être pas parti à Londres et mon collègue statisticien, également à la retraite, ne serait pas forcé de s’exiler à Princeton pendant quelques mois chaque année. Encore que Princeton, c’est pas si mal que ça !

J’ai plus de 70 ans. Le titre de mon article vous prévenait que le plaidoyer était pro domo.

 [Merci à C., D., J., M., P. et S. d’avoir bien voulu relire mes versions précédentes et de m’avoir corrigé.]

(1) Wolfgang Stroebe, The graying of academia, Will it reduce scientific productivity?, American Psychologist 65 (2010), 660-673. Voir aussi http://stroebe.socialpsychology.org/

(2) Orley Ashenfelter and David Card, Did the elimination of mandatory retirement affect faculty retirement? American Economic Review 92 (2002), 957–980. 

jeudi 6 septembre 2012

Festivals, expositions temporaires, capitales européennes de la culture et autres fantasmes

2 commentaires:

Victor Ginsburgh

Nous sortons de la période festivalière (Aix-en-Provence, Avignon, Bayreuth Salzburg, et quelques centaines si pas milliers d’autres), et c’est sans doute le bon moment pour en évaluer les retombées, de même que celles des autres événements cités dans le titre de cet article.  Il est largement admis, très souvent sans beaucoup de preuves, que ces événements n’ont que des conséquences bénéfiques : ils ont évidemment un effet très positif pour ceux qui les fréquentent ; ils en ont parfois sur les infrastructures ; ils augmentent les revenus dans la région où ils ont lieu, ils créent des emplois, ils augmentent le nombre de touristes et donc de nuitées dans les hôtels et la fréquentation des restaurants, et rendent par conséquent heureux les habitants du coin, même s’ils n’y participent pas de façon directe. Mais, qu’en est-il vraiment ?

L’effet sur les infrastructures est évident : on améliore les voies de communication, on construit des musées, des salles d’exposition et de spectacle, on restaure heureusement un peu les vieux théâtres grecs ou romains, etc., sans se demander si les « sous soutirés » aux pouvoirs publics locaux, régionaux ou nationaux pour financer les méga spectacles n’auraient pas pu être utilisés bien mieux en dotant et en rénovant les académies et conservatoires qui sont dans un piteux état, et en finançant l’enseignement des arts dans les écoles et lycées, de façon à inciter les jeunes à s’intéresser aussi à autre chose qu’à Madonna, Lady Gaga et Facebook.

Les autres effets sont bien plus délicats à mesurer. Les méthodes couramment utilisées pour ce faire sont ou bien l’enquête avant l’événement (1), très critiquée parce qu’il vaut sans doute mieux « ne pas avoir de chiffre plutôt qu’un mauvais chiffre » (2), ou bien l’enquête durant l’événement qui porte sur les dépenses que les visiteurs y consacrent et le degré de satisfaction de tous les participants.

Que les élus locaux en recherche d’électeurs s’y pavanent avec délectation, et que les visiteurs, spectateurs, auditeurs et journalistes sont heureux est assez clair, sans quoi ils n’iraient pas et cela contribue sans aucun doute au plaisir de leurs vacances. Mais c’est loin d’être le cas des habitants locaux, comme le montre une étude (3) sur les retombées des événements organisés dans les villes consacrées « Capitales Européennes de la Culture » (CEC).

Quelques chiffres pour en préciser d’abord la dimension. Depuis leur création en 1985, 60 villes ont « bénéficié » de ce label, et Mons en Hainaut nous arrive en 2015. Plus des trois quarts des investissements structurels consentis entre 1995 et 2004 dans les 21 villes examinées proviennent des pouvoirs publics. Quelques 500 projets culturels à chaque occasion. En moyenne, 12% d’augmentation des nuitées d’hôtel durant l’événement, mais une chute de 4% par rapport à la moyenne pour l’année suivante et pas d’analyse de ce qui se passe par la suite.

L’étude montre que dans les villes étudiées (4), et ce quelle que soit la méthode d’évaluation économétrique utilisée, la satisfaction des habitants diminue pendant l’événement (pollutions diverses, bruit, trafic, etc.) et revient à son niveau précédant l’événement, durant les années qui suivent. Ce désagrément est loin d’être négligeable. Il équivaut en effet à un quart de la réduction de bien-être que ressent un chômeur par rapport à un travailleur. L’idée que ce genre d’événement rend les citoyens du coin et des environs plus heureux est donc erronée.

Tant pis pour le bonheur des habitants puisque, sans aucun doute, les retombées économiques dont les organisateurs des événements se targuent pour obtenir les financements publics sont énormes. Et en effet, lorsque les dépenses (pas les profits nets) des visiteurs sont comparées au coût de l’événement, le solde est miraculeusement positif, parce qu’on y inclut les dépenses des 30 à 40% de visiteurs locaux, qui substituent simplement une dépense à une autre ; des autres visiteurs nationaux (20 à 30%) qui provoquent un déplacement de la dépense d’une ville à l’autre dans la même région, ce qui revient en quelque sorte à un « emprunt » au voisin ; des visiteurs d’un jour (10 à 20%) qui ont amené leur pique-nique, voire leur sac de couchage.

Restent les 10 à 20% d’étrangers au pays, cette fois un apport à la ville ou au pays organisateur. Je doute que le festival d’Avignon ou de Salzburg fasse beaucoup mieux que les CEC, une fois décomptés les journalistes ainsi que les visiteurs locaux et nationaux.

Au sujet des méga expositions temporaires, deux mots que j’emprunte à Philippe de Montebello, ancien directeur du Metropolitan Museum de New York. Lorsqu’on lui demandait quel « show » il préparait pour la rentrée, il répondait qu’il était directeur du Metropolitan Museum et pas du Metropolitan Opera (5).

Il ne faudrait pas en déduire que je suis « contre la culture », bien au contraire, mais je suis pour une culture bien administrée et pas nécessairement pour les méga événements auxquels seuls certains peuvent se permettre d’assister et dont les autres sont informés par les journalistes invités qui nous en racontent les détails dans la presse. Déplacer la culture « ailleurs » attire sans doute ceux qui sont en vacances et qui, le soir du spectacle, veulent se montrer bronzés au retour de la plage ou de la piscine. On dira que cela les introduit à la culture et qu’ils deviendront par la suite des accros de l’Opéra de la Monnaie, de l’Orchestre de Liège, ou du Théâtre National. Je n’en crois rien, et cela n’a en tout cas à ma connaissance, jamais été démontré.

Je ne dis pas non plus qu’il faut supprimer les festivals et les méga expositions, mais il faut savoir que, contrairement à ce que leurs organisateurs affirment, leurs effets économiques sont au mieux nuls et que leurs budgets pourraient être affectés à des projets dont les retombées à court et long terme sur le bien être des populations locales sont plus importantes. Seule consolation : le bilan des événements sportifs, depuis les Jeux Olympiques jusqu’aux compétitions et autres championnats, y compris Francorchamps, est pire (6).

 (1) Ce sont les méthodes dites d’évaluation contingente qui comportent des questions du style « combien êtes-vous prêt à payer pour tel événement organisé dans votre bonne ville » avec le réponse classique « autant que vous voulez », puisqu’on ne vous demandera pas de payer ; ou « combien voulez-vous être payé pour vous compenser si nous prenons l’initiative d’organiser XYZ » ce qui est pire.
(2) Peter Diamond and Jerry Hausman, Contingent valuation : Is some number better than no number, Journal of Economic Perspectives 8 (1994), 45-64.
(3) Bruno Frey, Simone Hotz and Lasse Steiner, European capitals of culture and life satisfaction,
(4) Localisées dans les pays suivants : en Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni et Suède.
(5) Voir Bruno Frey and Isabelle Busenhart, Special exhibitions and festivals, dans Victor Ginsburgh and Pierre-Michel Menger, eds., Economics of the Arts, Amsterdam : Elsevier, 1996.
(6) Voir Victor Matheson, Mega-events : The effect of the world’s biggest sporting events on local, regional and national economies, dans Dennis Howard and Brad Humphrey, eds., The Business of Sports, Westport : Praeger, 2008.

Un monde de jockeys ou de sumokas

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Pierre Pestieau

Il est parfois bon de laisser courir son imagination. Supposons que l’on puisse sans coût financier et humain revenir au temps où les hommes mesuraient 1,70 m et pesaient 65 kg, ce qui est loin des moyennes actuelles. On vivrait sans doute mieux dans ce monde rapetissé. La plupart des activités ne réclament plus de force brute mais le simple maniement de machines et la production ne s’en trouverait pas affectée. En revanche, il faudrait moins de ressources pour nourrir, loger et transporter cette société compactée. Il faut s’arrêter à ces dimensions. Une trop forte réduction, celle qui par exemple nous amènerait à la taille des Lilliputiens, aurait des avantages économiques certes mais poserait des problèmes existentiels terribles. Il faudrait par exemple changer le registre des animaux de compagnie. Adieu chats, chiens et furets beaucoup trop monstrueux.

Sans aller aussi loin, il est certain que la surpondération actuelle dont souffre une partie importante de l’humanité a un coût pour la société. Mais comment le mesurer ? Ce n’et pas compliqué, mais il faut y penser. Rompant avec la mesure démographique habituelle, qui consiste à compter les humains, une équipe de médecins et chercheurs britanniques a eu une l’idée singulière de les peser. Tous ensemble, nation par nation, continent par continent. Le fruit de leurs calculs, publié dans la dernière édition de BMC Public Health (1) offre une frappante image de la surcharge pondérale de l'humanité, de sa répartition et, aussi, de la manière dont elle affecte l'exploitation des ressources.
Selon ces chercheurs, en 2005, l'humanité adulte pesait environ 287 millions de tonnes dont 3,5 millions seraient dues à l'obésité (2) dont le « poids » est inégalement réparti. L'Amérique du Nord rassemble 6% des habitants de la planète, mais concentre 34% de l’excès de biomasse humaine due à l’obésité. En revanche, l'Asie représente 61% de la population, mais seulement 13% de cet excès de biomasse.
Ces chiffres en main, les auteurs en viennent à se demander combien coûte cette surcharge pondérale. Alors que cette question est généralement abordée sous l'angle de la santé publique, ils ont choisi un autre point de vue : cette biomasse humaine " excédentaire ", il faut bien la transporter, la nourrir, l'entretenir en somme. Et tout cela se paie en calories consommées. Le résultat est que le surpoids général de l'humanité correspond aux besoins caloriques de 111 millions d'adultes de corpulence moyenne. De quoi relâcher la pression sur les ressources de notre planète.
Les auteurs montrent en outre que si l’humanité décidait d’adopter le mode de vie des Américains et donc d’hériter de leur surpoids, la masse humaine grimperait de 58 millions de tonnes. Supporter et entretenir cette surcharge reviendrait à consommer la nourriture requise pour faire vivre 473 millions d'individus moyens.
Devant la finitude de notre environnement, il ne suffit pas de contrôler la population ; il faut aussi en limiter le poids.
(1) Sarah Walpole, David Prieto-Merino, Phil Edwards, John Cleland, Gretchen Stevens and Ian Roberts, The weight of nations : an estimation of adult human biomass, BMC Public Health 2012, 12
(2) Les auteurs distinguent obésité et surpondération en utilisant l’IMC, l’indice de masse corporelle qui est donné par le poids divisé par le carré de la hauteur. L’obésité correspond à un IMC supérieur à 30 et la surpondération à un IMC supérieur à 25.