mardi 10 juin 2014

Un livre Kapital


Pierre Pestieau

J’ai déjà eu l’occasion de dire ici tout le bien que je pensais du dernier livre de Thomas Piketty (1). Occuper les premières places dans les listes des meilleures ventes pour un ouvrage de cette qualité est assez unique. Plutôt que d’en présenter une énième recension, je préfère émettre quelques observations sur cet ouvrage majeur.


Une comparaison certes partielle des comptes rendus de ce livre en France et aux Etats Unis est instructive. Des deux côtés de l’Atlantique, il y a eu des pour et des contre mais ce qui frappait, c’était la différence de qualité et de ton des avis négatifs et positifs. En France, les avis négatifs étaient souvent superficiels et ad hominem. Rien de cela aux Etats Unis. La critique était davantage idéologique ou technique. Elle émanait de la droite alors qu’en France elle provenait des deux bords. De même pour les avis positifs qui me paraissaient davantage étayés et informés dans le New York Times ou le New York Review  of Books pour prendre deux exemples, que dans la presse française.

Il faut éviter les exagérations. Comparer Piketty à Marx est assez hâtif même si chez certains il y avait de l’ironie. Mais ce type de dérapage est courant. A l’occasion de la mort de l’économiste américain Gary Becker, Prix Nobel et membre éminent de l’école de Chicago, j’ai pu lire qu’un de ses collègues Jim Heckmann, un autre Nobel, le comparait sans nuance à Isaac Newton, qui il est vrai n’a jamais eu le Nobel.
La langue française est parfois pauvre. Elle n’a qu’un mot pour distinguer celui qui possède un patrimoine élevé de celui qui dispose d’un revenu nettement supérieur à la moyenne. Dans les deux cas on parle de riche. Or la richesse patrimoine et la richesse revenus ne sont pas nécessairement corrélées. En outre la première est moins concentrée que la seconde. Témoin de cette distinction, l’exemple souvent invoqué par les adversaires d’un impôt sur le patrimoine de ce pêcheur de l’Ile de Rê qui habiterait une maison qui vaut plus de 3 millions d’euros alors qu’il dispose que d’une retraite de 1200 euros. Le livre de Thomas Piketty porte essentiellement sur la richesse patrimoine.

Dans beaucoup de comptes rendus, on a fait allusion au phénomène souvent dénoncé par Piketty et Joseph Stiglitz, encore un Nobel, à savoir la hausse continue de la part du percentile les plus riches dans le total des revenus. Dans cette problématique qui n’est pas au cœur de l’ouvrage de Piketty, on parle de riches en revenus. D’après une récente étude de l’OCDE (2), c’est aux Etats Unis que cette part elle la plus élevée ; elle a plus que doublé depuis 1980 atteignant aujourd’hui 20%. C’est dans les pays anglophones comme l’Australie, le Royaume Uni et le Canada, que cette part est la plus élevée. Dans les pays de la vieille Europe comme la France, les Pays Bas et l’Espagne cette part est d’environ 7% et n’a pas augmenté durant cette période. Pas de données sur la Belgique. Il va sans dire que la part de la richesse du percentile les plus fortunés est bien plus élevée mais nous ne disposons pas de données comparables.

Les économistes de ma génération ont longtemps cru que l’essentiel du patrimoine provenait de l’épargne accumulée au cours du cycle de vie. La motivation de cette épargne était la retraite et  les risques de la vie que ne couvre pas l’assurance privée ou sociale. Les héritages jouaient dans cette vision du monde un rôle secondaire, accidentel, sauf pour les plus riches. Cette vision était rassurante pour ceux qui veulent croire en une certaine égalité des chances et au rôle du mérite ; elle était confortée par les travaux du père de cette théorie, Franco Modigliani (le Nobel pas le peintre) et ses disciples. Ce que Piketty montre est que pour un pays comme la France cette vision d’un monde fondé sur la méritocratie ne fut pertinente que pendant les quelques décennies qui ont suivi le conflit de 1940-45. Avant cela et depuis 1970, l’essentiel de la richesse provient des legs et des donations entre vifs. En d’autres termes, notre société est une société de rentiers et non plus d’épargnants méritants.

De l’ouvrage de Piketty, on pourrait dégager une distinction intéressante entre les riches méritants et les riches qui ne le sont pas (cette distinction est généralement faite pour les pauvres : deserving et undeserving poor, seuls les premier devant être aidés.) Les riches méritants, ceux qui ont obtenus leur richesse par leur effort et leur épargne, seraient seuls dignes d’admiration et de mansuétude fiscale alors que les riches rentiers seraient perçus comme parasitaires et des cibles légitimes du fisc (3).

Dans un papier récent, Antoine Dedry (4) montre que cette analyse s’applique à la Belgique.  Il montre ainsi que la part de la richesse héritée au sein de la richesse totale, après avoir diminué jusqu’en 1975,
a cru de façon régulière et relativement soutenue depuis, représentant près de 80% de la richesse totale en 2006.

Est-ce à dire que l’épargne des ménages n’a plus d’importance ? Certainement pas. Elle demeure importante dans la vie de la plupart des citoyens, que sa motivation soit la protection contre des risques imprévus (épargne de prévoyance), le besoin de posséder son propre logement ou la volonté de léguer un certain patrimoine à ses enfants. Ce que les résultats de Piketty et Dedry montrent c’est que la somme de ces multiples épargnes individuelles est quantitativement dominée par les transmissions de grosses fortunes.

Autre réflexion, le changement de point de vue que nous impose la démarche de Piketty. Jusqu’à présent, on avait tendance à opposer les pauvres à ceux qui ne l’étaient pas, à savoir la classe moyenne, les riches et les très riches. Maintenant le télescope n’est plus braqué sur la planète des pauvres mais sur celle des super riches. A côté d’eux, 99% de la population se sent pauvre. J’ai ainsi entendu des gens qui avaient un revenu mensuel de plus de 10000 euros se plaindre de leur situation précaire.

Un des reproches souvent adressé à Piketty concerne la dernière partie de son opus, celle où il propose l’instauration d’un impôt sur le capital qui soit mondial. En ces temps de forte mobilité de capitaux et d’égoïsmes nationaux, ce ne n’est malheureusement que la seule solution par ailleurs parfaitement irréaliste. Pourquoi ne pas rêver ?

(1) Thomas Piketty, Le capital au 21e siècle, Editions du Seuil, 2013
(2) Focus. Très hauts revenus et fiscalité dans les pays de l’OCDE : la crise a-t-elle changé la donne ? OCDE, Mai 2014.
(3) On notera en passant qu’il fut un temps où le point de vue opposé régnait. C’était l’époque où les richesses étaient acquises de manière souvent discutable et avaient de ce fait une odeur de soufre. C’était le temps des rober barons, les barons voleurs. Une fois le père fondateur disparu, son patrimoine retrouvait une sorte de virginité et ses héritiers pouvaient en jouir sans stigmatisation. L’exemple typique est celui des Kennedy.
(4) Richesse et héritage en Belgique, Cahier du CREPP #2014-2

1 commentaire:

  1. question naïve: est-ce que l'accumulation de la richesse en un point (une famille) n'est pas nécessaire pour pouvoir réaliser de grandes oeuvres collectives ? comme une pyramide, une grande muraille,etc ? Il y a le contre-exemple de l'Internet et de l'Open Source, mais c'est particulier car un individu peut y réaliser une part significative, pas pour une grande muraille. Donc, n'y a-t-il pas un peu de vertu dans cette accumulation de richesse/pouvoir ? Après tout, c'est aussi ce que fait l'impôt, non ?

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