Victor Ginsburgh
Le New York Times vient de
publier deux articles importants sur le rôle des bureaux de consultants. On les
appelle think tanks en anglais. Moi
j’ai plutôt envie de les appeler thin
tanks, et le K qui manque fait une sacrée différence, puisque on passe de penser
à mince, étroit.
Les titres des deux articles en disent long : « Les think tanks
prétendent être indépendants, mais ils sont devenus des joueurs importants en
amplifiant l’influence des entreprises » (1). Et les sous-titres ne sont
pas moins éloquents: « Les think tanks sont considérés comme indépendants,
mais leurs savants (scholars dans le
texte anglais!) poussent souvent les intérêts de ceux qui les financent »
et « alors qu’il sont supposés être des arbitres indépendants pour les
conseils qu’ils donnent sur la politique économique, un grand nombre de ces
chercheurs [qui ne sont plus des savants] ont aussi des rôles dans des
entreprises qui ne sont parfois [je remplacerais le mot par souvent] pas révélés ». S’ajoute à
cela une interview d’Elisabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachusetts qui
définit le rôle souvent néfaste de ces consultants. Sçavants ou chercheurs, se
muant en lobbyistes, ils influencent le rôle du Sénat qui vote des lois pas
nécessairement favorables aux consommateurs, mais bien aux industriels (2).
Même la Brookings Institution, « sans doute le think tank le plus
prestigieux au monde » pour laquelle travaillent bon nombre de professeurs
des meilleures universités américaines, n’est pas innocente. Elle est
intervenue pour conseiller Lennar Corporation, une des plus importantes
sociétés immobilières américaines, dans une affaire de rénovation urbaine à San
Francisco évaluée à $8 milliards. Bruce Katz un des personnages importants (un
vice-president) de la Brookings a écrit à Lennar que leur conseil
« pourrait être le début d’une relation productive et mutuellement
bénéfique » pour les deux partenaires. Et en effet, la Brookings a
bénéficié de dons de Lennar s’élevant à $400.000. Et Kofi Bronner de la société
Lennar Corporation a pu mettre sur sa carte de visite qu’il était devenu un
« senior fellow » de la Brookings.
Bien joué dira-t-on, et ce n’est rien de très nouveau dans le domaine
pharmaceutique, où de prestigieux professeurs d’université dans tous les
domaines, y compris, et peut-être surtout, en psychiatrie, ont donné leur
bénédiction aux pires drogues qui existent, et qui sont conseillées même pour
les enfants.
Rien de tout cela n’existe en Europe, me dira-t-on et certainement pas à
cette échelle. Ben bien sûr que oui. En effet, d’après le Monde (3), Bruxelles compterait quelque 30.000 lobbyistes, dont les
bureaux sont localisés « dans un rayon de 1 kilomètre autour des sièges de
la Commission, du Conseil et du Parlement européens ». Ce n’est d’ailleurs
pas pour des prunes OGM ou non que le Round
Up de Monsanto dont la licence dans l’UE venait à expiration le 31 juillet
a été reconduit pour 18 mois. C’est bon pour mon gazon, merci, encore que j’ai
plutôt des herbes naturelles que du gazon, et ce n’est pas moi qui ai fait du
lobby.
Mais descendons de ces altitudes, et allons à mon niveau d’expertise, celui
de l’économie de l’art (publicité gratuite), avec deux cas récents.
Le premier concerne un rapport assez récent préparé par un cabinet de
consultants (TERA Consultants, Paris) pour le Forum d'Avignon. Présenté lors de
l'édition 2011 du forum, ce rapport annonce que « l’effet de levier des
dépenses publiques en culture sur le PIB [est] une réalité » en démontrant
qu’une « augmentation des dépenses culturelles par habitant de €18,6 est
liée (en anglais « is tied to »)
à une augmentation de €625,4 du PIB par habitant ». Autrement dit, en
termes de multiplicateur dit culturel, un euro dépensé dans le domaine culturel
augmenterait le PIB local de 33,6 € (= 625,4/18,6). Ce non-sens
grossier et surréaliste de la réalité est basé sur une régression linéaire
portant sur 47 villes françaises pour lesquelles le PIB par habitant de la
commune est régressé sur la dépense culturelle par tête et sur un certain
nombre d’autres variables de contrôle. Les auteurs de ce rapport n’ont
manifestement pas perçu que ce n’est pas la dépense culturelle qui
« cause » le PIB mais que la causalité est inverse : plus la
ville est riche, plus elle peut se permettre des dépenses culturelles élevées
(encore qu’on puisse mettre en doute cette « théorie » elle même). Un
étudiant qui a suivi un cours élémentaire d’économétrie, voire un cours de
logique fait aisément la différence entre causalité et corrélation, mais les
consultants en question ne la font manifestement pas. Il faut reconnaître que
le traitement de la causalité nécessite l’utilisation de méthodes économétriques
sophistiquées, plus chronophages et, partant, plus coûteuses, pour ne pas dire
dommageables aux profits de ces sociétés privées. Leur conclusion est par
conséquent dramatiquement fausse et dommageable. Un vrai thin tank.
Un autre cas est celui, plus récent, de l’évaluation des retombées
économiques de Mons, Capitale Européenne de la Culture (5). La méthode vieille
de 60 ans (tableau input-output, les économistes comprendront) utilisée par le
cabinet d’experts international KEA (6), est à peu près du même niveau, alors
qu’existent aujourd’hui des techniques bien meilleures, mais que le thin tanks
européens ne connaissent sans doute pas. On (je ne sais pas trop qui) avait prédit que
chaque euro dépensé produirait 6 euros (en copiant les chiffres de Lille,
Capitale Européenne en 2004). Les experts de KEA trouvent 5,5. Pas mal visé quand
même. La différence provient sans doute de l’œuvre en bois The Passenger qui s’est effondrée, avant que les festivités ne
commencent…
(1) Eric Lipton and Brooke Williams,
Think Think tanks amplify corporate America’ influence, The New York Times, Aug. 7, 2016 et Eric Lipton, Nicholas
Confessore and Brooke Williams, Think tank scholar or corporate consultant? It
depends on the day, The New York Times,
Aug. 8, 2016.
(2) Senator
Elizabeth Warren, Democrat of Massachusetts, explains how some think tanks
engage in “thinly disguised lobbying” to influence lawmakers. By
A.J. CHAVAR and ERIC LIPTON.
(3) Ian
Traynor, Ignacio Pariza Somolinos, Javier Carceres et Marco Zatterin,
Bruxelles, les lobbies à la manœuvre, Le
Monde, 4 mai 2014 http://www.lemonde.fr/europeennes-2014/article/2014/05/07/bruxelles-les-lobbies-a-la-man-uvre_4412747_4350146.html
(5) Voir aussi mon article dans La Libre, Mons 2015 : un euro de perdu, six de retrouvés,
vraiment ?, La Libre, 6 février
2015
(6)
Voir RTBF Info, Mons 2015, deuxième bilan officiel, aussi positif que le
premier https://www.rtbf.be/info/regions/detail_mons-2015-deuxieme-bilan-officiel-aussi-positif-que-le-premier?id=9332991. Voir aussi Press Release – KEA study shows that 1 Euro public investment
for Mons 2015 European Capital of Culture leveraged 5.5 Euro in additional
spending http://www.keanet.eu/press-release-kea-study-shows-that-1-euro-public-investment-for-mons-2015-european-capital-of-culture-leveraged-5-5-euro-in-additional-spending/
Merci Victor pour ta vision claire, une fois de plus.
RépondreSupprimerBien qu'expert (aussi), je ne connais sans doute pas les bonnes personnes -;).
J'ai cependant encore l'impression de faire du "bon" travail et de rendre un service honorable.
Amitiés
I(nternational)-KEA... ? - un rapport avec la firme suédoise qui a créé le véritable évènement pour les montois en 2015 ?
RépondreSupprimerCe serait amusant, mais je n'ai aucune indication qui va dans ce sens
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