Victor Ginsburgh
Beaucoup le pensent, et certains essaient d’y remédier.
Les termes de ‘suicide du capitalisme’ sont longuement décrits dans un article
du New York Times (1), où le journaliste
rapporte les propos d’un vieux capitaliste âgé de 80 ans, Peter Georgescu,
réfugié roumain arrivé aux Etats-Unis en 1947. Il s’est vite retrouvé chez Young
and Rubicam où il a passé 37 ans, dont les sept dernières en tant que directeur
général (chief executive officer, comme on dit).
Le héros de son histoire est l’Amérique, « où des
individus qui n’avaient aucune raison de le faire, l’ont aidé, notamment une
députée, qui ne représentait pas le district où habitaient ses parents ; un
directeur d’école qui ne l’avait jamais rencontré ; et bien d’autres qui l’ont
conseillé, en un temps où les chefs d’entreprise n’avaient pas des salaires aussi
bizarres (‘outlandish’ dans le texte) qu’aujourd’hui, et où ceux des ouvriers
étaient régulièrement ajustés à la hausse. Le capitalisme », dit-il
« était une brillante usine de fabrication de prospérité, mais les choses
ont changé après les années 1970 ».
Georgescu essaie de réveiller les hommes d’affaires
devant les inégalités qui augmentent : « Il y a longtemps, les
entrepreneurs prenaient des décisions, pas seulement pour augmenter leur propre
compte en banque, mais aussi ceux de leurs employés, de leur communauté et de
leur pays. Il est temps d’y revenir ». Certains, comme Warren Buffett (2) ou
Laurence Fink (qui gère la société d’investissements Black Rock, avec ses 6 500
milliards de fonds) en sont conscients. Buffett admet qu’il y a lutte des
classes : « C’est vrai », dit-il « mais c’est ma classe,
celle des riches, qui lutte, et nous gagnons ».
Nous ne sommes plus au temps où l’on a pensé que les
entreprises pourraient un jour être gérées voire, appartenir aux travailleurs. Le
rêve auquel ont contribué beaucoup de théoriciens comme Jacques Drèze, James Meade,
ou Jaroslav Vanek (3), n’est plus, à quelques exceptions près, que rêve.
Les ‘business gurus’ comme Peter Drucker (4), dont
l’ouvrage publié en 1993 a eu un succès considérable, se sont trompés
également. Voici comment Drucker, qui n’était probablement pas un gauchiste sanguinaire,
s’exprime :
« Le groupe social de la société émergente sera constitué
de travailleurs qui savent comment allouer la connaissance de façon productive.
La plupart d’entre eux seront employés par des organisations, mais
contrairement à ceux qui vivent sous le capitalisme, ils posséderont aussi bien
les moyens que les outils de production… Créer des emplois traditionnels est au
plus un expédient de court-terme. A long-terme, la seule politique est de
transformer la production basée sur le travail en production basée sur la connaissance…
Une entreprise n’est pas responsable uniquement de sa performance économique.
Elle est aussi responsable de son impact sur la communauté et sur la société. Dans
l’organisation de grand-mère, le supérieur savait ce que faisait son
subordonné, parce qu’il était passé par le stade de subordonné. Dans la société
de connaissance, tous les membres de l’organisation sont responsables. Ce qui
implique qu’il n’y a plus de subordonnés, mais uniquement des associés qui
doivent tous être des décideurs responsables ».
Même si ce n’est pas tout à fait l’idée d’autogestion à
laquelle pensaient Drèze, Meade et Vanek, c’est proche et de rares
‘entrepreneurs’ dans le bon sens du terme s’y sont mis. J’ai sous les yeux un
document interne d’une entreprise française qui était jusqu’il y a peu, dirigée
par un belge, Carlos V. Voici quelques extraits de sa façon de voir les choses.
Il s’agit de « construire ensemble une entreprise
citoyenne où la liberté et la confiance en ses hommes assurent performance et
pérennité » (5). La base de l’entreprise est l’équipe transversale. Chaque
travailleur appartient à plusieurs équipes différentes qui doivent se réunir
aussi fréquemment que nécessaire et au moins 4 fois dans l’année. Les
coordinateurs des équipes sont élus par l’équipe et ne peuvent pas être
des supérieurs hiérarchiques de l’équipe.
Et c’est suivi par des recommandations à tous telles que :
privilégier l’esprit d’équipe, être à l’écoute des collègues, partager ses
connaissances pour faire progresser les collègues, être conscient des dérives
et s’impliquer dans leur résolution.
Dans
le même document on peut lire qu’il faut « construire un environnement
favorable à l’amélioration continue, à rebours de tous les systèmes présents
dans la plupart des entreprises. Ce ne sont pas les objectifs quantitatifs qui
créent la performance, mais l’environnement de travail (parmi lesquels les
principes et les valeurs) créé par l’organisation et les moyens mis en œuvre.
Nous serons exigeants sur la qualité de ces deux éléments ».
Ou
encore : « Nous souhaitons une entreprise qui explore de nouvelles
manières de partager et de bâtir collectivement un projet commun de société
[avec un petit s], dont les
expérimentations et les méthodes peuvent inspirer et influencer notre
Société [avec un grand S].
Malheureusement,
une hirondelle ne fait pas le printemps et la plupart de nos dirigeants, même
s’il se prennent pour des hirondelles, sont plutôt des corneilles.
(1). David Leonhardt,
A CEO who’s scared for America, The New
York Times, March 31, 2019.
(2). Cela vaut la
peine de de lire le texte de son interview qui a été publié dans L’Echo du 4 mai 2019 sous le titre de
‘Je m’amuse plus que tout autre homme de 88 ans dans le monde’. Il explique
notamment : « je m’achète des costumes de prix, mais sur moi ils ont
l’air d’être de mauvaise qualité ». Et ajoute le journaliste :
« C’est une de ses célèbres blagues, mais il n’a pas tort, son costume est
plutôt ‘baggy’ ».
(3) Jacques
Drèze, Some theory of labor management and participation, Econometrica 44 (1976), 1125-1139, James Meade, The theory of labour-managed firms and of profit sharing, The Economic Journal 82 (1972), 402-428;
Jaroslav Vanek, General Theory of Labor-managed Market
Economies, Cornell University Press,
1970.
(4) Peter Drucker, Post
Capitalist Society, New York : Harper Collins, 1993.
(5) J’aurais,
Carlos, quand même écrit « la confiance en ses femmes et ses hommes »
ou en écriture inclusive que j’aime tant, « en ses
travailleu.se.r.s ».
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