Pierre Pestieau
Aujourd’hui
on ne parle plus d’ascenseur social, mais plutôt de déclassement (1). Notre société
ne réussit plus à surclasser les individus méritants ; elle leur donne au
contraire l’impression de les déclasser. Or il semblerait que plus l’impression
d’ascension sociale est faible, plus les individus revendiquent une
intervention proactive de leurs gouvernements. C’est assez intuitif, on peut se
montrer patient devant une situation de statu quo si l’on sait qu’elle est passagère.
En revanche si on la perçoit permanente, on perd son calme.
On
cite fréquemment cette panne de l’ascenseur social comme facteur expliquant l’insatisfaction
grandissante des classes moyennes, le vote populiste et le mouvement des gilets
jaunes. Se posent deux questions. Tout d’abord, que peut-on dire de la mobilité
sociale ? A-t-elle vraiment diminué et est-elle plus faible chez nous que
chez nos voisins ? Seconde question ?
Ce qui importe c’est ce que les gens perçoivent. Peut-on dire que la perception
de la mobilité sociale diffère de sa réalité ?
Dans un blog précèdent (15 mai), j’ai mentionné l’étude de l’OCDE (2) qui indique
que la mobilité sociale a fortement diminué au cours des dernières décennies.
Il y apparaît que les Etats Unis seraient dans la moyenne, avec donc une mobilité
plus élevée que la France. Cela semble contredire deux articles récents (3) que
l’on doit à des économistes de Harvard. Ces articles montrent que le degré de
mobilité intergénérationnelle américain est inférieur à celui de quelques
autres pays européens dont la France. La probabilité qu’un enfant né dans le
quintile le plus bas de la distribution des revenus aux Etats-Unis parvienne à
se hisser dans l’un des deux plus hauts quintiles est de 20 %, alors
qu’elle est de 24 % en France et de 28 % en Suède. Ces différences de
résultats s’expliquent par la méthodologie et l’échantillon qui ne sont pas les
mêmes d’une étude à l’autre.
L’intérêt
de ces articles est qu’ils contrastent réalité et perception. En dépit d’une mobilité
plus faible, les Américains sont convaincus que la mobilité
intergénérationnelle est plus forte dans leur pays qu’en Europe. Au contraire,
les Français ont tendance à surestimer la proportion d’enfants nés dans le plus
bas quintile de la distribution des revenus qui ne réussiront pas, une fois
adultes, à sortir de la pauvreté. Cette proportion est de 29,2% en France alors
qu’elle passe à 32,2% aux Etats Unis. En revanche, la proportion perçue tombe à
30,6% aux Etats Unis et s’élève à 35,3% en France. On retrouve les mêmes
retournements de situations pour toutes les (im)mobilités envisageables. Ainsi
donc contre toute évidence, le rêve Américain resterait vivant.
Les
chercheurs de Harvard reconnaissent cependant que cet écart entre réalité et
perception tend à diminuer, ce qui pourrait expliquer une certaine demande de
redistribution que l’on retrouve dans les programmes de tous les candidats
démocrates à la présidence.
D'une
génération à l'autre, les perspectives de mobilité sur l'échelle des revenus
sont généralement moins favorables dans les pays caractérisés par de fortes
inégalités de revenu, et plus favorables dans les pays où les inégalités sont
peu marquées. Les pays nordiques conjuguent mobilité élevée sur l'échelle des
revenus et inégalités faibles, contrairement à certaines économies émergentes
où la mobilité est faible alors que les inégalités sont prononcées. Cette corrélation positive entre les inégalités dans un pays et
l'élasticité intergénérationnelle des revenus
porte le nom de "courbe de Gatsby le Magnifique" ("The
Great Gatsby curve"). Elle fut ainsi nommée par Alan Krueger, un économiste
de Princeton, qui vient de décéder tragiquement. Elle est basée sur les travaux
du canadien Miles Corak (4).
Cette relation positive entre mobilité sociale et égalité
des revenus est à prendre avec prudence pour deux raisons. D’abord, les
comparaisons internationales de telles données sont discutables. Ensuite, il
apparaît que les instruments qui contribuent à réduire les inégalités de
revenus peuvent aussi réduire la mobilité sociale.
Les Américains sont donc
excessivement optimistes et les Européens excessivement pessimistes quant à la
mobilité intergénérationnelle. Ces points de vue peuvent expliquer les différences
d’attentes que les uns et les autres peuvent avoir vis-à-vis de l’Etat et
de sa politique redistributive. Le manque de perspectives que l’on ressent pour
soi et pour ses enfants peut expliquer en partie la fracture sociale et ses conséquences
politiques. La classe moyenne inferieure a le sentiment d’être bloquée dans une
spirale de déclassement (5) aux effets dévastateurs. La fracture sociale n’est en effet pas une réalité
statique. Pour une partie de la population la
croissance des inégalités, la mobilité descendante, l’écrasement du pouvoir
d’achat des salaires face à l’augmentation des prix des biens immobiliers, la
paupérisation de cohortes entières de jeunes surdiplômés et la globalisation financière
forment un ensemble explosif. Cet ensemble la pousse a une exaspération devant
laquelle les pouvoirs publics semblent désarmés.
Ce sentiment de déclassement vécu par tant de personnes
est un concept pluriel et multicausal. On ne pourra le traiter qu’en tenant
compte de cette complexité. Ce qui nécessite de cerner le problème et d’adopter
un ensemble de politiques nouvelles, mais ne veut pas dire qu’il faut jeter aux
oubliettes les outils classiques de l’Etat providence que sont la politique
sociale, l’assurance maladie et
l’assurance chômage, les régimes de retraite et d’invalidité.
Il faut dans doute
aborder de front la question de la mobilité sociale. Deux voies, parmi
d’autres, pourraient conduire à éviter la reproduction sociale actuelle et
contribuer à davantage d’égalité des chances. Ce sont la fiscalité des
transmissions intergénérationnelles et un système d’éducation réellement
démocratique.
Mobilité sociale et
droits de succession.
Les travaux récents de Thomas
Piketty et ses collègues ont souligné à quel point malgré un modèle social
protecteur, la redistribution par l’impôt est défaillante. Depuis plusieurs
décennies les inégalités de richesse augmentent et dans cette évolution, les
héritages jouent un rôle de plus en plus important. On serait entré dans une
société où le vecteur de réussite serait l’héritage bien plus que le succès
professionnel.
En France, le nombre de successions
(près de 600 000 décès par an) et la valeur totale qu’elles représentent
(environ 20 % du revenu disponible net des ménages aujourd’hui, contre 8 %
au début des années 1980) sont de plus en plus importants. Cette évolution qui
contribue à figer la société ne semble pas pouvoir être freinée par les droits
de succession qui sont inopérants et de surcroît impopulaires.
Bien qu’une minorité de Français
bénéficient de donations ou de legs, 87 % souhaitent voir diminuer l’impôt sur
l’héritage pour permettre aux parents de transmettre le plus de patrimoine
possible à leurs enfants. Cette opinion gagne du terrain. Fait remarquable, le
niveau de revenu et la richesse n’affectent pas les résultats. Les individus
qui ont peu de patrimoine ou peu de chances d’hériter ne sont pas plus
favorables à un niveau élevé de taxation des transmissions. Cette fiscalité est
impopulaire, quel que soit le niveau de revenu.
Il semblerait que le pessimisme
propre aux Français, dont il a été question plus haut, disparaisse quand il
s’agit de transmissions. Car les faits eux sont irréfutables. Seule une
minorité s’acquitte de droits de succession et la majorité bénéficie des
recettes auxquelles ils donnent lieu. En outre, il apparaît que les Français surestiment largement la fiscalité des transmissions. Ils sont, par exemple, une majorité à
croire que le taux d’imposition effectif moyen sur les actifs transmis en ligne
directe (aux enfants et aux petits-enfants) est supérieur à 10 % alors qu’il
s’élève à 3 % (7).
On retrouve le même schéma paradoxal
dans les autres pays, à savoir une demande de mobilité sociale et un refus de
toute atteinte à la liberté de tester.
Mobilité sociale et système éducatif.
Selon
l’étude PISA de l’OCDE, les enfants de milieu défavorisé risquent en moyenne
trois fois plus que les autres d'avoir un niveau scolaire en dessous de la
moyenne. La France et la Belgique se situent bien en deçà de cette moyenne déjà
inquiétante.
La
France se distingue par une inégalité d'accès à l'éducation qui reste parmi les
plus élevées du monde. C'est en France que le niveau social explique le mieux
le niveau scolaire selon l'OCDE. C'est aussi en France que l'écart de niveau en
sciences entre riches et pauvres est le plus élevé : 118 points alors que la
moyenne est de 88 dans l'OCDE. L'école française qui croit tant dans le mérite
et l'égalité semble toujours incapable de traiter ses élèves avec équité.
D'année en année, le même constat se répète sans qu'on distingue les progrès
réels que certains pays voisins, eux, peuvent faire.
L’école belge ne fait pas beaucoup mieux, surtout du
côté francophone. Là aussi le système scolaire correspond plus à un
modèle de réussite par l’héritage que par le mérite. Le taux de redoublement à
l’âge de 15 ans est cinq fois plus élevé dans les familles modestes que dans
les familles aisées.
Le taux d’égalité des chances de l’enseignement varie
beaucoup d’un pays à l’autre. Le Canada est les pays avec le taux le plus élevé
(80%). À l’inverse tant la Belgique que la France figurent tout en bas de
classement. Cette forte dispersion entre pays démontre qu’il n’y a pas de
fatalité sociale. Plus fondamentalement, Kristof De Witte et Jean Hindriks (8) montrent que l’égalité des chances est
meilleure lorsque les inégalités scolaires sont faibles. Ces auteurs trouvent
aussi que l’excellence favorise l’égalité des chances à l’école
*
Suite de mon blog du 15 mai 2019.
(1) Maurin,
Eric (2009) La peur du déclassement. Une
sociologie des récessions, Seuil, coll. « La
république des idées », 93 p.
(2)
OCDE (2018), A Broken
Social Elevator ? How to Promote Social Mobility, OCDE Paris
(3) Kuziemko, Ilyana, Michael Norton,
Emmanuel Saez et Stefanie Stantcheva, (2015), How Elastic are Preferences for
Redistribution : Evidence from Randomized Survey Experiments, American Economic Review n° 105/4.
Alesina , Alberto, Stefanie
Stantcheva and Edoardo Teso (2018), Intergenerational Mobility and
Preferences for Redistribution, American
Economic Review, 108/2.
(4) Corak, Miles, (2016), Inequality from Generation to Generation: The United
States in Comparison, IZA Discussion Papers 9929, Institute for the Study of Labor (IZA).
(5) Louis Chauvel, La spirale du déclassement, Essai sur la
société des illusions, Paris: Seuil, 2016
(6) Yann Algan, Elizabeth Beasley et Claudia
Senik (2018), Les Français, le bonheur
et l’argent, Opuscule du Cepremap, #46
(7) France Stratégie (2018), La fiscalité des
héritages. Connaissances et opinions des Français.
(8) De Witte, Kristof et Jean Hindriks
(2017), L’école de la réussite,
Itinera Institute.
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