Pierre Pestieau
J’emploie « ils » plutôt que « nous » par fausse modestie. Il y a quelques semaines, j’ai lu sur le site Xerfi Canal un texte que vous trouvez ci-dessous. Il y était question d’une opposition entre les « bons » et les « mauvais » économistes. Les premiers, soucieux de rigueur scientifique et de nuance, seraient incapables de formuler un avis tranché et intelligible ; les seconds, quant à eux, dépourvus de toute démarche scientifique sérieuse, se tourneraient vers les médias pour y délivrer des banalités, ce qui ferait d’eux de « bons clients » (1) dans le jargon journalistique. Cette dichotomie est tentante, mais elle est loin d’être juste.
Il est vrai qu’elle reflète l’état d’esprit de certains collègues qui, au nom de l’excellence académique, refusent toute exposition médiatique. Ils n’hésitent pas à affirmer que ceux qui s’adressent au grand public sont, en général, des chercheurs médiocres. Ce jugement est parfois conforté par le comportement d’économistes avides de buzz ou motivés par des considérations idéologiques. À cet égard, on peut citer le pamphlet de Laurent Mauduit (2), Les imposteurs de l’économie, qui dénonce ce que l’auteur perçoit comme l’emprise de certains économistes néolibéraux sur l’espace médiatique et politique, via leurs connexions avec les milieux d’affaires et les élites économiques.
![]() |
Si vous saviez que l'économie était une science lugubre, pourquoi êtes-vous devenu économiste ? |
Mais cette opposition, trop manichéenne, me semble réductrice.
Elle occulte un point essentiel : la nécessité de « passeurs d’idées ». Nous avons besoin de celles et ceux qui, quitte à emprunter certains raccourcis, parviennent à rendre accessibles des résultats de recherche susceptibles d’éclairer les grands enjeux économiques contemporains, et de nourrir la réflexion sur les politiques publiques. Il est délicat, sur ce terrain, de citer des noms, mais comment ne pas mentionner Milton Friedman, Paul Samuelson ou Paul Krugman — tous prix Nobel, et en leur temps chroniqueurs réguliers dans la presse américaine ? Plus récemment, j’ai toujours apprécié les interventions de feu Daniel Cohen, ou encore celles de Thomas Piketty, qui allient clarté et profondeur.
Enfin, n’oublions pas que de nombreux chercheurs de grande valeur seraient tout simplement incapables de s’exprimer clairement dans les médias — même s’ils en rêvent. Témoin les propos maladroits de Gerard Debreu interviewé après avoir reçu le prix Nobel d’économie. Il aurait dit que des questions comme le chômage n’entraient pas dans le champ de ses recherches – non pas parce qu’elles ne sont pas importantes, mais parce qu’elles ne relèvent pas de la démarche formelle qu’il poursuivait.
Les bons économistes fuient les plateaux télé (3)
Alexandre Masure.
Vous les attendez. Mais ils ne viennent jamais. Les économistes solides, rigoureux, précis, ne passent pas à la télé. À la place, vous avez les fameux toutologues, ces bavards verbeux, des oracles à l’emporte-pièce, des figures familières qui savent tout sur tout… sauf sur l’économie réelle. Et si leur absence n’était pas un hasard, mais un choix raisonné ? L’économie, c’est complexe. Un bon économiste doute, précise, contextualise. Il utilise des modèles, des statistiques, parle de marges d’erreur, de causalité fragile, de dynamiques longues. À la télé, il faut simplifier, caricaturer, trancher net. Sinon on vous coupe. Trop nuancé pour l’écran. Le bruit plutôt que le signal. Le média télé adore l’alarmisme.
Crise, krach, explosion, effondrement… Les pseudo-économistes qui passent à l’antenne savent donner dans le sensationnel et le prêt à penser. Les bons, eux, savent que l’analyse économique exige de la distance, de la rigueur. Pas assez sensationnel. L’opinion plutôt que la rigueur. À la télé, on ne vous demande pas ce que vous savez, mais ce que vous pensez. Et vite. Un bon économiste vous dira : "On ne sait pas de façon certaine." Un mauvais dira : "C’est évident." Devinez lequel fait de l’audience ? Le doute ne fait pas buzz. Le jeu de rôle médiatique. La télé aime les oppositions : l’ultralibéral contre l’anticapitaliste, le technocrate contre le populiste. L’économiste sérieux n’entre pas dans ces cases. Il devient illisible dans un duel de caricatures. Trop subtil pour le spectacle. La punition du sérieux. Celui qui refuse de jouer le jeu n’est plus invité. Celui qui corrige un animateur en direct ne revient pas. Celui qui dit "c’est plus compliqué que ça", on l’évince. On préfère l’économiste devenu personnage. Pas bankable, donc blacklisté. Le vrai savoir reste off. La télévision n’informe pas. Elle scénarise. Elle ne cherche pas des économistes, elle cherche des acteurs. Les bons, eux, bossent dans l’ombre, enseignent, écrivent, modélisent, conseillent les décideurs. Leur absence n’est pas une défaite. C’est une résistance.
(1). Ce terme désigne quelqu'un qui passe bien auprès du public devant une caméra ou derrière un micro.
(2). Les Imposteurs de l'économie : Les économistes vedettes sous influence, Paris, Éditions Gawsewitch, 2012, 259 p
C'est vrai, mais il en est des économistes comme des médecins. Douter est l'essence du savoir. Les bons médécins sont-ils ceux qu'on écoute dans les media?
RépondreSupprimer