Pierre Pestieau
Il est établi que dans tous les pays, l'espérance de vie croît avec le niveau de revenu et de richesse. En d'autres termes, les populations pauvres décèdent prématurément par rapport aux individus les plus aisés.
Imaginons un instant un monde hypothétique où tous les pauvres d'un pays auraient la même longévité que celle des plus fortunés, tout en restant pauvres. Cette situation aurait deux conséquences majeures : premièrement, la population totale serait plus élevée, et ce, d'autant plus que le gradient revenus-longévité est important. Deuxièmement, et surtout, la proportion de personnes pauvres dans la société serait mécaniquement plus importante.
Ce phénomène peut être qualifié de « pauvres manquants », par analogie avec le concept de « femmes manquantes » développé par l'économiste indien Amartya Sen. Ce dernier avait utilisé cette expression pour désigner le déficit démographique entre hommes et femmes en Asie du Sud, résultant d'avortements sélectifs, d'infanticides, d'abandons et de maltraitances spécifiquement dirigés contre les filles.
La mortalité précoce des populations défavorisées entraîne ainsi une sous-estimation systématique du taux de pauvreté réel. Le taux observé est inférieur à celui qui prévaudrait si les pauvres vivaient aussi longtemps que les riches. Pour reprendre une formule cynique, les pauvres auraient « le bon goût de mourir tôt », ce qui améliore artificiellement les statistiques de pauvreté.
Ce phénomène existe dans tous les pays, avec une intensité proportionnelle au gradient revenu-longévité. Dans une étude récente (1), nous avons estimé l'ampleur de cette sous-estimation de la pauvreté dans les pays en développement. L'Afrique présente les distorsions les plus importantes : le Nigeria et le Mali sont les pays où la population augmenterait le plus fortement si l'on intégrait ces « pauvres manquants ». La correction représenterait 25 % au Nigeria et 18 % au Mali.
Pour remédier à cette situation, deux types de politiques peuvent être envisagés, de manière complémentaire : D'une part, l'adoption de programmes de lutte contre la pauvreté visant à réduire les inégalités de revenus à la source; d'autre part, le développement d'un système de santé accessible et efficace permettant de prolonger l'espérance de vie des plus démunis, réduisant ainsi l'écart de longévité entre classes sociales.
Ces approches, loin d'être mutuellement exclusives, constituent les deux faces d'une même stratégie visant à corriger les biais structurels qui masquent l'ampleur réelle de la pauvreté dans nos sociétés. Ils demeurent qu’elles ont des conséquences fort différentes. Allonger la vie des pauvres grâce à des systèmes de santé redistributifs résultera en un accroissement de la population et en une augmentation du taux de pauvreté. En revanche, augmenter les allocations sociales de manière à permettre à certains pauvres de sortir de leur condition a pour effet de réduire le taux de pauvreté.
L'augmentation du nombre de pauvres est difficilement défendable. Cette stratégie est qualifiée de « conclusion repugnante », concept formulé par Derek Parfit (2). C’est l'idée contre-intuitive selon laquelle, pour toute population bénéficiant d'une très bonne qualité de vie, il existe une population beaucoup plus importante dont la qualité de vie est extrêmement faible, voire à peine positive, mais qui en réalité connaîtrait un bien-être supérieur dans l'ensemble. Cette solution découle de certaines théories éthiques, en particulier l'utilitarisme, qui, pour le dire platement, préfère la quantité à la qualité de la vie.
(1). M. Lefebvre, H. Onder, P. Pestieau, G. Ponthiere and E. Suzuki, (2025), The Invisible Continent. Counting the Missing Poor in Least Developed Countries, ronéo.
(2). Derek Parfit, Reasons and Persons, New York, Oxford University Press, 1984, 543 p
Merci Pierre, et Victor, pour les blogs.
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