Victor Ginsburgh
Trois des petits singes européens |
Au « Pauvres grecs » du blog que Pierre
Pestieau a écrit jeudi dernier, je tiens à ajouter « Misérables européens ».
En effet, si nos Eurocrates avaient été un peu plus cultivés, ils auraient lu l’ouvrage
d’Edmond About publié en 1858 (1), celui de Bela Balassa publié en 1961 (2) et
la littérature sur les zones monétaires qui date des années 1960, avant
d’inventer l’Union monétaire et inviter la Grèce à en faire partie.
En 1858, Edmond
About, journaliste et romancier français écrit : « La Grèce est le
seul exemple connu d’un pays vivant en pleine banqueroute depuis le jour de sa
naissance. Tous les budgets, depuis le premier jusqu’au dernier, sont en
déficit ».
En 1961, Bela
Balassa, théoricien des unions monétaires écrit : Une union monétaire
ne peut fonctionner sérieusement sans intégration politique sous une autorité
supra nationale dont les décisions sont contraignantes dans les états
membres. L’économiste Meade (3) ajoute qu’il faudrait pratiquement un seul
gouvernement européen doté des pouvoirs les plus larges en termes de politique
budgétaire et fiscale. Soixante ans plus tard, nous en sommes encore très loin,
on ne peut plus loin, avec Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des finances,
qui au contraire, « veut réduire les pouvoirs de la Commission » (4).
La faute originelle revient à Jacques Delors, et au
rapport de 1989 qui porte son nom
et dont les recommandations ont été adoptées par le traité de Maastricht
signé en 1992. Le rapport et le traité font l’impasse sur le fait que l’union
politique doit précéder l’union monétaire (ce qui était d’ailleurs cohérent
avec les vues politiques françaises, mais pas, il faut le reconnaître, avec les
vues allemandes), sans aucun transfert de compétence des autorités nationales
aux autorités de l’union, ni de mécanisme fiscal centralisé pour résoudre les
crises financières. L’euro est « une monnaie sans état » a même
déclaré un de ses pères. La nouvelle monnaie entre néanmoins dans la dance le 1er
janvier 1999 (la Grèce y aura accès trois ans plus tard).
Les autorités européennes ignorent les avertissements de
la littérature sur les unions monétaires jusqu’en 2010 où ce qui allait plus ou
moins bien finit par se détériorer, et les pays du sud de l’Europe décrochent,
en particulier la Grèce, chose qui ne pouvait pas manquer d’arriver, et qui
était connue, mais cachée sous un épais tapis : surtout fermons les yeux,
les oreilles et la bouche, comme les trois petits singes. Delors dit regretter,
puisqu’en 2011 il déclare (5) : « Il faut remédier au vice de construction originel, celui-là même que
j'ai toujours combattu. On me qualifie souvent de père de l'euro, mais, moi, je
ne suis pas le père de cet euro-là ». Vaut mieux tard que jamais…
Plus tardive
encore, la réaction de Romano Prodi, qui a présidé la Commission Européenne de
1999 (année de l’adoption de l’euro) à 2004. La seule chose qui l’a excité un
peu (et encore), c’est l’élargissement de l’Union, le traité d’Amsterdam, celui
de Nice, et la signature de la superbe Constitution Européenne. Pas un mot sur
les problèmes profonds. Ce 25 juillet 2015 (oui, vous avez bien lu) il donne
une interview à Rome avec des mots très durs adressés à ceux qui lui ont
succédé : « Nous sommes condamnés si l’Europe continue à se résigner à
ce qu’elle est devenue … il faut une progression courageuse et déterminée
vers le modèle fédéraliste » (6). Pourquoi n’y a-t-il pas pensé durant les
cinq ans de sa présidence ?
Le nautonier Tsipras |
Dans un
article du 20 juillet 2015, Paul Krugman (7) se demande « Comment les choses
ont-elles pu tourner si mal? » et répond à sa propre question : « Cela
arrive lorsque des politiciens sybarites (‘self-indulging’) ignorent
l’arithmétique et les leçons de l’histoire. Non, je ne parle pas des gauchistes
grecs ; je parle des hommes et des femmes hautement respectables à Berlin,
Paris et Bruxelles qui ont essayé de gérer l’Europe sur base de principes
économiques fantaisistes ».
Et
continuent de le faire. Misérables européens qui, Germanie en tête, ont précipité
la Grèce dans le monde souterrain régi par le dieu Hadès, en utilisant Tsipras
comme nautonier à la place de Charon pour faire passer aux âmes mortes le fleuve
Achéron. Pauvre Grèce.
(1) Edmond About, La Grèce contemporaine, Hachette, 1858.
(2) Bela Balassa, The
Theory of Economic Integration, Homewood, Ill. : Richard D. Irwin, 1961.
(3) James Meade, The balance of payments problems of a
European free trade area, The Economic
Journal 67, 379-396.
(4) Vincent Georis, Wolfgang Schäuble veut réduire les
pouvoirs de la Commission, L’Echo,
31.7.2015.
(5) Jacques Delors, Je ne suis pas le père de cet
euro-là, Le Vif, 31 octobre 2011.
(6) Silvia Benedetti, Interview de Romano Prodi. Il faut
rétablir l’esprit de solidarité en Europe, L’Echo,
25 juillet 2015.
(7) Paul Krugman, Europe’s impossible dream, The New York Times, July 20, 2015.
Voir aussi l’excellent article d’André Sapir que j’ai
largement consulté pour les détails techniques. André Sapir, European
integration at the crossroads : A review essay on the 50th anniversary of
Bela Balassa’s Theory of Economic Integration, Journal of Economic Literature 49 (2011), 1200-1229.
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