Victor Ginsburgh
Ma mère était autrichienne et juive. Tout en ayant quitté l’Autriche avant
l’Anschluss de 1938, elle a renoncé à son passeport autrichien et s’est
contentée de la « nationalité » qui m’a fait souffrir quand j’étais
adolescent : « apatride », sans patrie, alors que tous mes
condisciples, eux, « avaient une patrie ». Pour des raisons qu’il
serait trop long d’expliquer, ma mère a repris son passeport autrichien en
1956, et, mon père étant mort, je suis devenu « patride » autrichien,
nationalité à laquelle j’ai moi-même renoncé 30 ans plus tard, quand Kurt
Waldheim, le nazi qui avait aussi été Secrétaire Général des Nations Unies, est
devenu chancelier d’Autriche.
Il n'y avait personne dans les rues de Vienne pour fêter la Joyeuse Entrée de Hitler en 1938 |
Suite à l’élection de dimanche dernier, il importe de rappeler que les
Autrichiens n’ont jamais renoncé à se convaincre qu’ils avaient
« résisté » à leur annexion par l’Allemagne hitlérienne en 1938 et avaient
été envahis par l’Allemagne à leur corps défendant.
Juste retour des choses, alors qu’aujourd’hui l’Allemagne résiste aux
couleurs automnales brunes, elle a quand même risqué de se faire
« envahir » par les néonazis autrichiens qui ont heureusement perdu
par 46 contre 54. En temps normal, ç’aurait dû être 0 contre 100.
Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. C’est de Donald Trump qu’il
s’agit ici et de ce que le journaliste Leil Leibovitz a écrit à son sujet (1).
Je citerai largement son article qui me semble résumer en deux pages (dont je
ne vous en infligerai pas l’intégralité) le danger que nous courons tous.
Mon grand-père, écrit Leibovitz, n’était pas un homme sophistiqué. Dans les
années 1930, à Vienne, ses amis et même des membres de sa famille le traitaient
d’hystérique suite aux positions qu’il prenait : il avait tout faux, et ce
qu’il disait ne pouvait pas être pris au sérieux. Mais il n’a pas écouté et a
quitté l’Autriche ; sa famille proche et ses amis ont été arrêtés,
déportés et assassinés. Il n’est pas question de comparer Trump à Hitler,
continue Leibovitz, ce serait ridicule, mais il a tout de même beaucoup pensé à
son grand-père depuis l’élection américaine, et se propose d’accepter les trois
« commandements » qui suivent.
Commandement 1. Considérez que chaque mot empoisonné est une promesse.
Quand quelqu’un vous dit qu’il va obliger les personnes d’une minorité
religieuse (en l’occurrence les musulmans) à s’enregistrer auprès des
autorités, croyez-le, et n’essayez pas d’être plus malin que lui. Prenez les
gens haineux au sérieux, et attendez-vous au pire.
Commandement 2. Traitez les gens comme des adultes, et respectez-les
suffisamment pour pouvoir leur demander s’ils comprennent bien les conséquences
de leurs actes. Ce n’est pas à vous qu’il appartient de les expliquer ou de les
excuser. Rappelez-vous qu’en Autriche, de grands esprits comme Freud et Kafka,
Canetti et Karl Kraus, Zweig et Frans Werfel luttaient pour comprendre le monde
qui les entourait, alors que ce même monde était absorbé par des appétits démagogiques
simplistes et vicieux. Ne perdez pas votre temps à gloser et rappelez-vous que
ce qui est important n’est pas d’analyser, mais de survivre.
Commandement 3. Refusez d’accepter que ce qui est en train de se passer est
la nouvelle norme. Pas maintenant, et pas demain. Dans les mois et les années
qui suivront, des décisions seront prises et même si elles vous semblent
raisonnables, que vous pensez que rien n’est jamais noir ou blanc, vous avez
diablement tort. Il ne s’agit pas d’un combat politique, mais d’une crise
morale. Quand un démagogue sans expérience arrive au pouvoir en expliquant que
la gloire nationale exige d’enlever à des millions de personnes leur dignité et
leurs droits, notre seul devoir est de résister par tous les moyens, dans les
limites de la légalité. Quel que soit le succès du personnage, ce succès ne
peut pas être le nôtre. La seule chose qui compte aujourd’hui est la très
simple vérité morale que voici : « Ce n’est pas juste » (this
isn’t right). Si nous n’oublions pas cela, nous ne pouvons pas perdre.
Vous me pardonnerez, conclut Leibovitz, si durant les prochaines années je
ne suis pas enclin à me montrer malin. Comme mon grand-père, je suis un Juif
simple, et comme lui, je prends le danger à sa valeur nominale (at face value).
Tout le reste est bavardage.
[Cet article a également paru dans La
Libre du 6 décembre 2016. J’ai emprunté au journal le titre qu’il avait
choisi, et qui est bien meilleur que celui que je lui avais donné. Merci Thierry.]
(1)
Leil Leibovitz, What to do about Trump ? The same
thing my grandfather did in 1930s Vienna http://www.tabletmag.com/jewish-news-and-politics/217831/what-to-do-about-trump
Autriche : 46/54. Comme tu le l'écris, c'aurait dû être 0/100. La différence (8%) n'est pas vraiment significative. Elle est même significativement inquiétante.
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