jeudi 8 juin 2017

Les torts, mais aussi quelques bienfaits, des économistes

Victor Ginsburgh

Dans un article du 29 mai, le Professeur Johan Lambrecht (1) s’est fâché contre les économistes parce qu’ils n’ont pas vu venir la grande récession en 2007. Ils manquent de réalisme et de sens pratique, écrit-il, font des mathématiques illisibles et sont arrogants. Je suis en partie d’accord, mais voudrais quand même prendre, cette fois-ci en tout cas, leur défense.

Parce qu’on ne demande pas non plus à un cancérologue de guérir tous les cancers. Ni à un astronome de nous donner un décompte du nombre d’étoiles que nous voyons briller dans le ciel. On ne demande pas à un météorologue d’éloigner les orages qui inondent nos caves et les vents violents qui font tomber des arbres, et on ne demande pas à un astrophysicien de s’arranger pour que la terre ne tombe pas un jour dans un trou noir. L’astrophysicien vous répondra d’ailleurs qu’il n’est même pas sûr que les trous noirs existent.


Pourquoi alors demander à un, voire à l’ensemble des économistes, d’être capable de voir venir les crises, ou mieux, de permettre de les éviter. S’ils répondent qu’ils sont incapables de le faire, ils sont hués et on dira qu’ils ne servent à rien ; s’ils s’en disent capables et ratent leur coup, on perd confiance en eux et on dira aussi qu’ils ne servent à rien. Un rôle pas très facile à tenir.

Et il n’est pas correct, M. Lambrecht, d’écrire que « de nombreux économistes—dont les lauréats du Prix Nobel—ont affirmé que grâce aux sciences économiques, les crises faisaient désormais partie du passé ». Je passe dans ma mémoire (ou plus exactement dans celle de mon ordinateur) les noms des Prix Nobel qui auraient pu dire cela. Sur les 79 lauréats nommés depuis le début (1969), j’en vois au plus cinq. Mais je suis d’accord que cette phrase est ridicule. Notez que Keynes le croyait aussi plus ou moins.

Il est clair que les économistes devraient davantage s’investir dans un peu de philosophie, beaucoup d’histoire, beaucoup de théorie économique et un certain bon sens dans les choix de ce qu’ils étudient. Il n’en reste pas moins vrai qu’un grand nombre d’entre eux utilisent trop de mathématiques. Mais j’ajoute immédiatement que dans certains cas importants, des résultats mathématiques sont nécessaires parce que sans eux l’on ne pourrait peut-être pas dire grand-chose. Sans nécessairement en arriver au cas de ce brave économiste qui, parce qu’il scribouillait des mathématiques dans un avion américain (évidemment), a été dénoncé par son voisin de siège qui le suspectait d’utiliser un code secret pour écrire des messages à des terroristes (2). 

On ne peut nier que la science économique est devenue plus quantitative et j’aime beaucoup citer les deux théorèmes dits de « bien-être » qui résultent du modèle d’équilibre général en concurrence parfaite. Même si la concurrence parfaite n’existe pas dans le monde réel, ces théorèmes nous racontent pas mal de choses. Le premier dit simplement que si on ouvre les frontières au commerce extérieur, on augmente le bien-être dans l’union commerciale qui vient d’être créée par rapport au passé. Le deuxième théorème ajoute que le bien-être n’augmente pas automatiquement chez tous les partenaires mais que l’augmentation totale de ce bien-être est suffisante pour que les gagnants compensent les perdants et que, in fine, tout le monde y gagne. Vous avouerez, M. Lambrecht, que ce langage n’est pas comme vous l’affirmez, « inaccessible et opaque ».
Mais, sur le terrain, aucune redistribution ou compensation n’est faite, et il y aura, évidemment, des perdants, en tout cas durant une longue période de transition. Tant pis on fonce, les « en transit » peuvent se sacrifier, voire disparaître ! On ne sait d’ailleurs pas trop si ces conclusions restent vraies en l’absence de concurrence parfaite et il n’est pas exclu que dans certaines situations, le bien-être total de l’union pourrait même diminuer. Tant pis, on fonce quand même.

Ces deux théorèmes attirent notre attention sur un problème important, dont, malheureusement, les politiciens qui négocient les accords (appuyés par certains économistes) se fichent en général complètement. Ce n’est donc certainement pas la faute de tous les économistes que certains traités de libre-échange tournent mal.

Pas plus que n’était inaccessible et opaque l’avis des économistes qui, dans les années 1950 ont dit qu’avant de créer une union monétaire, il fallait créer une unions politique centrale et un budget central. Ce qu’une une fois encore les politiciens ont ignoré en créant la zone euro. Et nous en vivons les conséquences, mais les Grecs bien plus que nous.

Pas plus que ne le sont les travaux des économistes qui s’intéressent à l’Etat Providence, à la santé, aux retraites, comme mon coblogueur Pierre Pestieau et bien d’autres. Ou ceux qui travaillent sur les politiques de régulation des communications, de la fourniture d’électricité, du gaz, des transports.

Les micro-économistes ont beaucoup travaillé sur les entorses à la concurrence, les comportements de monopole et les ententes secrètes entre entreprises. Ils ont souvent inventé des tests pour le montrer, et des techniques pour y remédier. La DG Concurrence de la Commission Européenne (que par ailleurs je ne porte pas souvent dans mon cœur) est censée s’en inspirer, mais le nombre de groupes de pression étant plus important que le nombre de fonctionnaires qui devraient les pourchasser, les résultats ne sont pas toujours très brillants.

Chassez les lobbyistes, ils reviennent au galop et ce n’est pas la faute des économistes, même s’ils font des mathématiques. C’est eux qu’il faut critiquer, c’est eux qui ont le pouvoir qui leur est donné par les entreprises et les banquiers.

Pas les économistes et certainement pas tous les économistes.


(1) Johan Lambrecht Arrogance et abnégation des économistes, L’Echo, 29 mais 2017.
(2)  Airline safety : Ten ways to tell you might be sitting next to an economist, The Economist http://www.economist.com/blogs/buttonwood/2016/05/airline-safety






1 commentaire:

  1. Un autre exemple : les soins de santé aux Etats-Unis. Cela fait longtemps que les économistes, y compris des « Nobels » américains, dénoncent l’inefficacité du système US. La nouvelle proposition de réforme, approuvée par la chambre des représentants il y a quelques semaines, est fort critiquée par les économistes. Si cette réforme passe, 23 millions d’Américains perdront leur assurance santé et ce ne sera pas la faute des économistes et certainement pas de tous les économistes.
    Cedric C.

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