Pierre Pestieau
Dans un précédent blog, j’ai traité du lien existant
entre la fracture sociale et le vote populiste. J’aimerais ici approfondir ce
concept de fracture sociale. La fracture sociale est certainement un concept
mais surtout une réalité qui gangrène nos sociétés depuis plusieurs décennies.
Elle est à l’origine du climat délétère qui pèse sur nos démocraties. Un climat
dominé par la défiance, défiance à l’égard d’autrui et plus particulièrement à
l’égard de toute forme d’autorité.
La fracture sociale est avant tout une réalité complexe
et c’est cette complexité qui empêche de la combattre efficacement. Chacun a sa
propre définition du concept et pour la mesurer on choisira des dimensions différentes.
J’en citerai quelques unes, sans doute les plus
importantes. Elles ont toutes un point commun : le sentiment de déclassement,
de destitution, de mise à l’écart des personnes qui sont du mauvais coté de la
fracture.
La toute première fracture est celle qui s’articule
autour du revenu et de la richesse.
On met ici l’accent sur la croissance du taux de pauvreté, la concentration inquiétante
de la richesse et l’affaiblissement de
la classe moyenne. Cette fracture économique est sans doute la plus facile à
appréhender et à combattre, mais comme je l’ai indiqué dans plusieurs blogs
l’argent ne suffit pas à faire le bonheur. Pour mesurer cette fracture, on peut
évaluer les poids que les deux queues de la distribution des revenus représentent.
Si leur importance est grande, on parlera de polarisation. Dans une étude récente
de la Commission européenne (1), il apparaît que la Norvège aurait la polarisation
la plus faible et la Lettonie la plus forte. La France se trouve au milieu du
peloton des pays européens et la Belgique est absente de ce classement.
Une
autre dimension est précisément celle qui tourne autour du concept de bonheur qui peut être mesuré à partir
d’enquêtes. On a ainsi pu montrer que le vote populiste se retrouvait chez les
personnes se disant « malheureuses ». Une étude du
CEPREMAP (2) met l’accent sur le mal-être et le pessimisme d’une partie de la
population. Elle conclut que le vote Front National
n’est pas celui des classes populaires mais des classes malheureuses. La France pessimiste vote FN, la France optimiste vote Macron.
Nous avons aussi une fracture qui s’établit en fonction
de la position d’un chacun vis-à-vis du marché
du travail. On pense ici à la segmentation, dite duale, la plus classique,
qui oppose les insiders ou les outsiders. Les premiers sont les salariés avec un contrat stable (comme sur le marché français les
titulaires d'un CDI) alors que les seconds sont
les travailleurs précaires ou chômeurs. Les outsiders souvent jeunes
et peu qualifiés, nouveaux
venus sur le marché du travail, seraient prêts à travailler pour un salaire moins élevé que celui
des insiders alors qu'on ne leur en laisse pas la possibilité. On
trouve aussi les travailleurs âgés
qui ont perdu leur emploi pour des raisons de restructuration et les immigrés qui
peinent à se faire accepter. Les restructurations sont souvent causées par une
relocalisation d’entreprises ou par la fermeture d’entreprises qui ne peuvent pas concurrencer des entreprises opérant dans des pays où les coûts
du travail sont nettement plus faiblesbas.
En France, 63% des destructions d’emplois industriels seraient imputables à la
concurrence internationale.
Ce qui m’amène à une autre source de fracture, celle
qui oppose ceux qui pensent bénéficier de la mondialisation à ceux qui sont convaincus d’en souffrir. C’est
surtout par le biais de pertes d’emploi que cette fracture joue. Que ces pertes
soient réellement une conséquence
de la mondialisation a peu d’importance. L’essentiel en la matière est le ressenti.
Plusieurs études attestent que cette fracture est à la base du vote populiste. Donald Trump a sans doute gagné son élection avec son
fameux : I will bring back jobs to
America. L’avenir nous dira s’il y réussira ; les économiste sont dans
leur grande majorité sceptique, mais Victor vous dira que ce n’est pas la première
fois qu’ils se trompent. Dans le même domaine, il y a la réaction hostile, ou
en tout cas méfiante, d’une partie de la société vis-à-vis
de l’immigration. Peur de l’étranger qui prend votre job parce que moins
regardant sur les conditions du travail ou sur les salaires. Peur de l’étranger
qui abuse des programmes sociaux. Cette peur peut ne pas être fondée, elle joue
un rôle sur les comportements de personnes qui sont d’autant plus irritées
qu’elles ont le sentiment de pas être écoutées par les autorités
politiques. Par non fondée, je veux dire que cette peur s’observe dans des
régions où il n’y a pas d’étrangers et que dans de nombreux cas, les
travailleurs immigrés ne reduisent pas l’emploi des travailleurs du pays.
Une autre fracture largement est étudiée est basée sur
la géographie. C’est celle qui oppose
les gens des centre villes à ceux des banlieues et des campagnes. Dans
un ouvrage fort intéressant, Christophe Guilluy (3) oppose une France urbaine à
une France périphérique, laquelle regroupe les territoires périurbains, industriels
et ruraux.
Enfin il y a la fracture numérique qui oppose ceux qui ont plein accès à l’ère digitale et
ceux qui n’y ont pas accès, pour de multiples raisons (4). Celles-ci peuvent être
d’ordre technique, lorsque des citoyens vivent dans des zones difficilement
accessibles et donc difficilement raccordables au réseau ou d’ordre socio-économique, lorsque le problème provient
du niveau d’éducation de l’utilisateur, de son niveau de vie ou de son âge. En
effet, si l’accès aux technologies numériques
a un coût, certaines tranches de la population peuvent franchir le pas de leur
utilisation plus facilement que d’autres. Les personnes plus âgées, quant à
elles, ne perçoivent pas toujours l’utilité de telles technologies.
Une fracture différente est celle qui tourne
autour des valeurs et de la culture.
S'appuyant sur cinq décennies de statistiques et de recherches, Charles Murray
(5) démontre qu'une nouvelle classe supérieure et une nouvelle classe
inférieure n’ont cessé de diverger dans leurs comportements et leurs valeurs. Cette
divergence a grandi au cours de la période 1960-2010 au point qu’elle menace le
modèle américain. On notera que cette fracture est proche de celle qui tourne
autour du concept d’autonomisation, un terme bien lourd pour désigner
ce que les Anglais appellent empowerment. Il y aurait ceux qui
contrôlent leur vie et leur avenir et ceux qui les subissent, le plus souvent
avec frustration.
Il existe bien
d’autres fractures. Citons par exemple la fracture qui serait ancrée sur la
santé, le tabagisme, la consommation de drogues, l’obésité, fracture qui se traduit par des différences
croissantes de longévité. A ce propos, Angus Deaton (prix Nobel, 2015)
et Anne Case (6) montrent que la mortalité parmi les Américains blancs d’âge
moyen est en hausse depuis 1999. Cette détérioration a eu lieu alors que les
taux de mortalité étaient en chute constante à la fois dans d’autres pays et
parmi d’autres groupes de notre propre pays. Cette fraction de la population se
retrouve majoritairement dans l’électorat de Trump.
Dans cette courte presentation, j’ai adopté un point de vue statique. Il
est clair qu’un concept comme celui de déclassement
appelle une approche dynamique. C’est celle qu’adopte Louis Chauvel (7) dans
son dernier ouvrage. Sa thèse est que la croissance des inégalités, la mobilité
descendante, l’écrasement du pouvoir d’achat des salaires relativement aux prix
des biens immobiliers, la paupérisation de cohortes entières de jeunes
surdiplômés et la globalisation porteuse d’une montée aux extrêmes de la
concurrence forment ensemble une spirale de déclassement aux effets
potentiellement dévastateurs. Pour lui, les
inégalités de classes et la fracture des générations se renforcent
mutuellement.
La fracture sociale dont il est question dans la presse et dans les débats
politiques est on le voit un concept pluriel et multicausal. On ne pourra
la resorber qu’en tenant compte de cette complexité. Cela appelle de cerner le problème et d’adopter un ensemble de politiques qui
chacune s’adresse à une des tentacules de cette hydre qui
menace le devenir de nos sociétés.
(3). Christophe
Guilluy (2013),
Fractures françaises,
Paris : Champs
Essais., Paris
(5). Angus
Deaton and Ann Case, (2015), Rising
morbidity and mortality in midlife among white non-Hispanic Americans in the
21st century, PNAS, vol. 112 no. 49
(6). Charles Murray, (2012), Coming AApart, The S state of Wwhite America 1960-2010,
Crown Forum.
(7).
Louis Chauvel, (2016),
La sSpirale du déclassement, Essai sur la société des illusions, Paris: Seuil.
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