mardi 27 juin 2017

Les fractures sociales


Pierre Pestieau

Dans un précédent blog, j’ai traité du lien existant entre la fracture sociale et le vote populiste. J’aimerais ici approfondir ce concept de fracture sociale. La fracture sociale est certainement un concept mais surtout une réalité qui gangrène nos sociétés depuis plusieurs décennies. Elle est à l’origine du climat délétère qui pèse sur nos démocraties. Un climat dominé par la défiance, défiance à l’égard d’autrui et plus particulièrement à l’égard de toute forme d’autorité.

La fracture sociale est avant tout une réalité complexe et c’est cette complexité qui empêche de la combattre efficacement. Chacun a sa propre définition du concept et pour la mesurer on choisira des dimensions différentes.


J’en citerai quelques unes, sans doute les plus importantes. Elles ont toutes un point commun : le sentiment de déclassement, de destitution, de mise à l’écart des personnes qui sont du mauvais coté de la fracture.

La toute première fracture est celle qui s’articule autour du revenu et de la richesse. On met ici l’accent sur la croissance du taux de pauvreté, la concentration inquiétante de la richesse et  l’affaiblissement de la classe moyenne. Cette fracture économique est sans doute la plus facile à appréhender et à combattre, mais comme je l’ai indiqué dans plusieurs blogs l’argent ne suffit pas à faire le bonheur. Pour mesurer cette fracture, on peut évaluer les poids que les deux queues de la distribution des revenus représentent. Si leur importance est grande, on parlera de polarisation. Dans une étude récente de la Commission européenne (1), il apparaît que la Norvège aurait la polarisation la plus faible et la Lettonie la plus forte. La France se trouve au milieu du peloton des pays européens et la Belgique est absente de ce classement.

Une autre dimension est précisément celle qui tourne autour du concept de bonheur qui peut être mesuré à partir d’enquêtes. On a ainsi pu montrer que le vote populiste se retrouvait chez les personnes se disant « malheureuses ». Une étude du CEPREMAP (2) met l’accent sur le mal-être et le pessimisme d’une partie de la population. Elle conclut que le vote Front National n’est pas celui des classes populaires mais des classes malheureuses. La France pessimiste vote FN, la France optimiste vote Macron.

Nous avons aussi une fracture qui s’établit en fonction de la position d’un chacun vis-à-vis du marché du travail. On pense ici à la segmentation, dite duale, la plus classique, qui oppose les insiders ou les outsiders. Les premiers sont les salariés avec un contrat stable (comme sur le marché français les titulaires d'un CDI) alors que les seconds sont les travailleurs précaires ou chômeurs. Les outsiders  souvent jeunes  et peu qualifiés, nouveaux venus sur le marché du travail, seraient prêts à travailler pour un salaire moins élevé que celui des insiders alors qu'on ne leur en laisse pas la possibilité. On trouve aussi les travailleurs âgés qui ont perdu leur emploi pour des raisons de restructuration et les immigrés qui peinent à se faire accepter. Les restructurations sont souvent causées par une relocalisation d’entreprises ou par la fermeture d’entreprises qui ne peuvent pas concurrencer des entreprises opérant dans des pays où les coûts du travail sont nettement plus faiblesbas. En France, 63% des destructions d’emplois industriels seraient imputables à la concurrence internationale.

Ce qui m’amène à une autre source de fracture, celle qui oppose ceux qui pensent bénéficier de la mondialisation à ceux qui sont convaincus d’en souffrir. C’est surtout par le biais de pertes d’emploi que cette fracture joue. Que ces pertes soient réellement une conséquence de la mondialisation a peu d’importance. L’essentiel en la matière est le ressenti. Plusieurs études attestent que cette fracture est à la base du vote populiste. Donald Trump a sans doute gagné son élection avec son fameux : I will bring back jobs to America. L’avenir nous dira s’il y réussira ; les économiste sont dans leur grande majorité sceptique, mais Victor vous dira que ce n’est pas la première fois qu’ils se trompent. Dans le même domaine, il y a la réaction hostile, ou en tout cas méfiante, d’une partie de la société vis-à-vis de l’immigration. Peur de l’étranger qui prend votre job parce que moins regardant sur les conditions du travail ou sur les salaires. Peur de l’étranger qui abuse des programmes sociaux. Cette peur peut ne pas être fondée, elle joue un rôle sur les comportements de personnes qui sont d’autant plus irritées qu’elles ont le sentiment de pas être écoutées par les autorités politiques. Par non fondée, je veux dire que cette peur s’observe dans des régions où il n’y a pas d’étrangers et que dans de nombreux cas, les travailleurs immigrés ne reduisent pas l’emploi des travailleurs du pays.

Une autre fracture largement est étudiée est basée sur la géographie. C’est celle qui oppose les gens des centre villes à ceux des banlieues et des campagnes. Dans un ouvrage fort intéressant, Christophe Guilluy (3) oppose une France urbaine à une France périphérique, laquelle regroupe les territoires périurbains, industriels et ruraux.

Enfin il y a la fracture numérique qui oppose ceux qui ont plein accès à l’ère digitale et ceux qui n’y ont pas accès, pour de multiples raisons (4). Celles-ci peuvent être d’ordre technique, lorsque des citoyens vivent dans des zones difficilement accessibles et donc difficilement raccordables au réseau ou d’ordre socio-économique, lorsque le problème provient du niveau d’éducation de l’utilisateur, de son niveau de vie ou de son âge. En effet, si l’accès aux technologies numériques a un coût, certaines tranches de la population peuvent franchir le pas de leur utilisation plus facilement que d’autres. Les personnes plus âgées, quant à elles, ne perçoivent pas toujours l’utilité de telles technologies.

Une  fracture différente est celle qui tourne autour des valeurs et de la culture. S'appuyant sur cinq décennies de statistiques et de recherches, Charles Murray (5) démontre qu'une nouvelle classe supérieure et une nouvelle classe inférieure n’ont cessé de diverger dans leurs comportements et leurs valeurs. Cette divergence a grandi au cours de la période 1960-2010 au point qu’elle menace le modèle américain. On notera que cette fracture est proche de celle qui tourne autour du concept d’autonomisation, un terme bien lourd pour désigner ce que les Anglais appellent empowerment. Il y aurait ceux qui contrôlent leur vie et leur avenir et ceux qui les subissent, le plus souvent avec frustration.

Il existe bien d’autres fractures. Citons par exemple la fracture qui serait ancrée sur la santé, le tabagisme, la consommation de drogues, l’obésité, fracture qui se traduit par des différences croissantes de longévité. A ce propos, Angus Deaton (prix Nobel, 2015) et Anne Case (6) montrent que la mortalité parmi les Américains blancs d’âge moyen est en hausse depuis 1999. Cette détérioration a eu lieu alors que les taux de mortalité étaient en chute constante à la fois dans d’autres pays et parmi d’autres groupes de notre propre pays. Cette fraction de la population se retrouve majoritairement dans l’électorat de Trump.

Dans cette courte presentation, j’ai adopté un point de vue statique. Il est clair qu’un concept comme celui de déclassement appelle une approche dynamique. C’est celle qu’adopte Louis Chauvel (7) dans son dernier ouvrage. Sa thèse est que la croissance des inégalités, la mobilité descendante, l’écrasement du pouvoir d’achat des salaires relativement aux prix des biens immobiliers, la paupérisation de cohortes entières de jeunes surdiplômés et la globalisation porteuse d’une montée aux extrêmes de la concurrence forment ensemble une spirale de déclassement aux effets potentiellement dévastateurs. Pour lui, les inégalités de classes et la fracture des générations se renforcent mutuellement.

La fracture sociale dont il est question dans la presse et dans les débats politiques est on le voit un concept pluriel et multicausal. On ne pourra la resorber qu’en tenant compte de cette complexité. Cela appelle de cerner le problème et d’adopter un ensemble de politiques qui chacune s’adresse à une des tentacules de cette hydre qui menace le devenir de nos sociétés.

(3). Christophe Guilluy (2013), Fractures françaises, Paris : Champs Essais., Paris
(5). Angus Deaton  and Ann Case, (2015), Rising morbidity and mortality in midlife among white non-Hispanic Americans in the 21st century, PNAS, vol. 112 no. 49 
(6). Charles Murray, (2012), Coming AApart, The S state of Wwhite America 1960-2010, Crown Forum.
(7). Louis Chauvel, (2016), La sSpirale du déclassement, Essai sur la société des illusions, Paris: Seuil.





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