Pierre Pestieau
L’Etat providence n’a jamais été autant décrié qu’aujourd’hui et pourtant
il n’a sans doute jamais été aussi nécessaire. Les critiques qu’il doit essuyer
viennent de ceux qui veulent en réduire la voilure comme de ceux qui le
trouvent inefficace à remplir ses principales missions. Les multiples fractures
sociales qui ont conduit un partie de la population à douter de politiques
censées la secourir et de basculer dans le vote populiste redonne toute sa
justification à un Etat providence plus performant et soucieux de combler le
fossé séparant une certaine tranche de la population socialement intégrée d’une autre, composée d’exclus.
Dans un ouvrage éponyme de ce blog, nous traitons de ces questions. Nous
commençons par montrer que le contexte actuel est bien diffèrent de celui que
l’Etat providence a connu au moment de son essor, après la seconde guerre
mondiale. Les principaux changements concernent l’ouverture des frontières, le
marché du travail de plus en plus précarisé, la structure familiale éclatée et
l’individualisme croissant. Auxquels il faut ajouter le vieillissement
démographique et un net ralentissement de la croissance. Ces différents
changements qui menacent la pérennité de l’Etat providence appellent des
réformes profondes.
Dans un second temps, nous dressons le portrait social des pays européens
et analysons la performance de leurs Etats providence face aux obstacles qui
viennent d’être évoqués. Le résultat est plutôt surprenant. Il apparaît en
effet que jusqu’à un passé récent, à savoir 2015, la performance de l’Etat
providence est satisfaisante. Elle n’a cessé de croître et on assiste à une
nette convergence entre pays européens. Certes les différences demeurent avec
les pays nordiques comme premiers de classe et, comme derniers, la Bulgarie, la
Roumanie et la pauvre Grèce.
Ce bilan satisfaisant et qui va à l’encontre de jugements hâtifs et
idéologiques souvent émis ne doit pas nous faire oublier que les menaces
demeurent, sans doute plus vives que dans le passé. Ces menaces appellent des réformes
urgentes et difficiles, qui se heurtent souvent à un certain conservatisme
social et au souci d’un grand nombre de citoyens qui veulent maintenir leurs
droits acquis.
Nous passons ensuite en revue les différentes composantes de l’Etat
providence et indiquons les voies de la réforme. Qu’il s’agisse de la santé,
des retraites ou de l’emploi, notre souci est double : assurer la
soutenabilité financière et garantir aux plus démunis un filet de sécurité aux
mailles les plus serrées possible. Sous cette double contrainte, nous proposons
des programmes qui soient davantage proactifs, engageant la responsabilité des
citoyens. Pour assurer la pérennité financière et politique de l’Etat
providence, il importe que tous les citoyens soient concernés et de ce fait, il
faut se garder de limiter les prestations aux seuls pauvres. C’est le fameux
paradoxe de la redistribution qui peut se résumer par la formule
lapidaire : Un programme pour les
pauvres tend à devenir un pauvre programme.
Dans une dernière partie, nous observons l’impasse dans laquelle se trouve
un Etat providence dont le bilan
global est favorable mais qui semble incapable de résorber la fracture sociale, une réalité qui gangrène nos
sociétés depuis une décennie. Elle est à l’origine du climat délétère qui pèse
sur nos démocraties. Un climat dominé par la défiance à l’égard d’autrui et
plus particulièrement à l’égard de toute forme d’autorité. La fracture sociale
est une réalité complexe et c’est cette complexité qui empêche de la combattre
efficacement. Quelles que soient les définitions qu’on lui donne, elles ont
toutes un point commun : le sentiment de déclassement, de destitution, de
mise à l’écart des personnes qui sont du mauvais coté de la fracture.
La toute première fracture
est celle qui s’articule autour du revenu et de la richesse. Il y aussi celle
qui tourne autour de la santé et de l’emploi. Il y a encore la fracture
médicale créée par les déserts médicaux, la fracture numérique qui exclut ceux
qui ne peuvent pas avoir accès à la révolution digitale et la fracture
identitaire qui oppose ceux qui se sentent menacés par la globalisation et
l’immigration et ceux qui au contraire y voient une opportunité. Une autre
fracture largement étudiée est géographique. C’est celle qui oppose les gens
des centres villes à ceux des banlieues et des campagnes.
La fracture sociale n’est pas une réalité statique. Il est clair
qu’un concept comme celui de déclassement appelle une approche dynamique. Pour
certains la croissance des inégalités, la mobilité descendante, l’écrasement du
pouvoir d’achat des salaires face à l’augmentation des prix des biens
immobiliers, la paupérisation de cohortes entières de jeunes surdiplômés et la
globalisation porteuse d’une montée aux extrêmes de la concurrence forment ensemble
ce que Louis Chauvel** appelle une spirale de déclassement aux effets
potentiellement dévastateurs.
La fracture sociale dont il
est question dans la presse et dans les débats politiques est, on le voit,
un concept pluriel et multicausal. On ne pourra la resorber qu’en tenant compte
de cette complexité. Ce qui necessite de cerner le problème et d’adopter un
ensemble de politiques dont chacune s’adresse à une des tentacules de cette
hydre qui menace le devenir de nos sociétés.
Certes cela ne veut pas dire
qu’il faut jeter aux oubliettes les outils classiques de l’Etat providence que
sont la politique sociale, l’assurance maladie et l’assurance chômage, les régimes de retraite et
d’invalidité. Cela veut dire aussi qu’il faut attacher plus d’attention à ceux qui se sentent laissés de côté,
ce qui n’est pas ujniquement une question financière.
*
Mathieu Lefebvre et Pierre Pestieau, L'Etat
providence : Défense et illustration, Presses
Universitaires de France – PUF, 2017.
**Louis Chauvel, La spirale du
déclassement, Essai sur la société des
illusions, Paris: Seuil, 2016.
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