Pierre Pestieau
Même un hebdomadaire aussi sérieux que The
Economist
a ses marronniers (1). Certes, il ne s’agit pas de sujets tels que
les régimes minceur à
l’approche de l’été, la franc-maçonnerie ou les sectes qu’affectionnent nos Nouvel Obs, Marianne et autre Express, mais c’est tout comme. C’est
ainsi que dans son édition du 1-7 mars 2014, The Economist s’intéressait une fois de plus aux relations entre
croissance et inégalité. Cette question récurrente posée de façons différentes
est simple: les inégalités favorisent-t-elles la croissance ? La plupart
d’entre nous désireux d’avoir le beurre et l’argent du beurre, la prospérité et
l’équité aimerions une réponse négative. Pendant tout un temps l’idée qui
prévalait était que certaines inégalités étaient inévitables pour favoriser la
croissance. Entre autres raisons, il y avait la conviction que pour avoir le
maximum d’accumulation du capital, vecteur de croissance, il fallait rémunérer
le travailleur à son revenu de subsistance afin d’épargner le maximum. Il y
avait aussi l’hypothèse que les patrons et les cadres devaient être grassement
rémunérés pour donner le meilleur
d’eux-mêmes. Puis vint le temps où, au contraire, on nous expliqua, preuves à
l’appui, qu’une certaine égalité était indispensable pour la croissance pour
une foule de raisons dont la principale était de permettre à la majorité d’acquérir
une formation professionnelle adéquate. Priorité était dorénavant donnée au capital
humain sur le capital physique.
En fait, il est impossible de trancher dans ce débat. Théoriquement on peut
développer des modèles aux conclusions opposées : après tout les modèles
valent ce que valent leurs hypothèses. Sur le plan théorique, c’est encore plus
embrouillé. Les travaux les plus connus sont macroéconomiques ; ils
mettent en relation la croissance d’un pays à un moment donné avec son degré d’inégalité
ou son taux de pauvreté. On devine qu’à un tel niveau d’agrégation, tout peut
arriver. De surcroît, il y a l’impossible question de ce qui cause quoi.
Ce qui m’a frappé dans l’article de The
Economist, généralement mieux inspiré, est la confusion entre d’une part la
relation incertaine croissance-inégalité dont il vient d’être question et le
fameux arbitrage équité-efficacité qui lui est assez clair. Cet arbitrage peut
être illustré par deux idées, celle de la courbe de Laffer et celle du seau
percé, qui toutes les deux reposent sur l’idée que la redistribution a un coût,
elle décourage les contribuables et les allocataires sociaux. La courbe de
Laffer part d’une évidence : si la taxe est nulle il n’y a pas de
redistribution et si elle entièrement confiscatoire, il n’y en a pas non plus.
Entre ces deux extrêmes, il y aurait un taux de taxation au delà
duquel il y a
un arbitrage entre redistribution et production. L’exemple du seau percé que
l’on doit à Arthur Okun (2) repose sur l’analogie entre le transport d’eau d’un point à un autre dans un seau percé et le transfert de ressources
des riches vers les pauvres. Dans le premier cas, notre décision de transporter
l’eau ou non dépendra de l’importance de la fuite et de celle de notre besoin
d’eau au point de destination : si amener un peu d’eau à l’autre extrémité
pouvait nous permettre de sauver une vie, nous serions peut-être disposés à
accepter de perdre, disons, 99 pour cent de l’eau. Dans le second cas, le
montant d’aide financière dépendra de l’importance des besoins des allocataires
potentiels et des fuites que ces transferts entraîneront sous forme de désincitation
à l’effort et à l’investissement, de fraude et d’évasion fiscales ou encore de
migration. Que ces fuites existent et que les transferts des riches vers les
pauvres peuvent être plus ou moins perçus comme prioritaires est indiscutable,
bien plus qu’une relation positive ou négative entre croissance et inégalité.
(1) En journalisme, un marronnier est un article ou un reportage d'information de faible importance meublant une période
creuse, consacré à un événement récurrent et prévisible. Tout comme l'arbre qui
invariablement, tous les ans, produit ses fruits, le marronnier journalistique
reproduit les mêmes sujets avec plus ou moins d'originalité.
(2) Arthur Okun, (1975), Equality and
Efficiency: The Big Tradeoff,
Brookings Institution, Washington.
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