Victor Ginsburgh
Certains d’entre vous — et certainement ceux qui comme moi
avaient affiché
un grand poster de Che Guevara au mur de leur bureau — se souviendront du film
documentaire ¡Cuba Sí! que Chris Marker avait
tourné en 1961, pour marquer le premier anniversaire de la révolution cubaine, et
du boycott stupide de plus de 60 ans que les Etats-Unis ont imposé au pays et
que, comme des moutons, nous avons allègrement suivi. Allègre veut aussi dire
« joyeux ».
Quelle joie c’était, par contre, de voir finalement Batista éliminé.
C’était un homme corrompu, ami de la mafia américaine, familier de la torture
et des exécutions publiques — ce qui ne nous dérangeait pas plus à l’époque
qu’aujourd’hui à voir nos petits pactes récents avec certains pays (2). C’est
aussi l’homme qui a révoqué lors de son retour à Cuba en 1952 la Constitution
relativement libérale qu’il avait lui-même fait adopter lors de sa première
présidence de 1940 à 1944 et qui a fini par se réfugier au Portugal de
Salazar où il a vécu, dans les environs d’Estoril, riche et heureux de ses
pillages à Cuba.
Un récent article paru dans le New
York Times (1) rapporte les
propos de certains habitants de La Havane qui
veulent passer le flambeau aux jeunes générations. D’après cet article, la
population continue de respecter la révolution, mais pour beaucoup de Cubains,
il est temps de s’adapter, comme l’explique ce vieil homme de 79 ans :
« La révolution a ouvert mon
futur. Elle a commis des erreurs,
mais elle était essentiellement très pure. Mes enfants ont tous fait des études et certains
vivent à l’étranger. La révolution leur a donné des opportunités qui
n’existaient pas de mon temps. Des changements sont aujourd’hui nécessaires,
notre économie doit s’ouvrir, mais les idées centrales de notre politique ne
doivent pas changer » (New York
Times).
Mais ces anciens ne sont pas dupes et savent que ce ne sera pas le cas. Cela
a déjà commencé d’ailleurs. Une personne que j’ai rencontrée il y a peu et qui
revenait de Cuba m’a raconté que son frère y a acheté une maison il y a un an, et
que les prix ont pratiquement doublé depuis.
On peut espérer que Cuba ne redeviendra pas ce qui avait été dénoncé en
1960 :
« L’histoire de la
transformation d’un pays allié et amical en pays communiste est, dans une large
mesure, l’histoire d’un gouvernement de Washington qui a manqué d’imagination
et de compassion. Au lieu de leur tendre la main, notre seule aide a consisté à
leur fournir des armes, ce qui a renforcé la dictature de Batista et a
encouragé Castro et les Communistes à croire que l’Amérique était
indifférente aux aspirations cubaines. Nous nous sommes coupés du peuple en
défendant nos intérêts et les profits des sociétés privées américaines qui
dominaient l’économie de l’île. En 1959, les sociétés américaines possédaient
40% des terres où était cultivée la canne à sucre, près de 100% des fermes où
était élevé le bétail, 90% des mines, 80% des entreprises de services publics,
100% des puits de pétrole et nous fournissions deux tiers des importations
cubaines. Le symbole de cette myopie est exposé dans le Musée de La Havane.
C’est un téléphone en or massif qui a été offert à Batista par la compagnie américaine
des téléphones cubains ».
Celui qui a dit cela n’est pas n’importe quel misérable journaliste américain
de gauche, mais le Président Kennedy (3). Sauf qu’il avait oublié de compter
les casinos, les bordels et la drogue dans l’apport que ses concitoyens avaient
fait à Cuba.
On espère qu’ils ne recommenceront pas, sans quoi il faudra, comme au « bon »
vieux temps, ajouter au ¡Cuba Sí! un virulent ¡Yankee, No!, dont ils se fichent d’ailleurs pas mal.
(1) Azam Ahmed, Cuban
revolutionaries hope their legacy wan’t fade away, New York Times, November 7, 2015.
(2) Les ventes d’armes de la
Belgique à l’Arabie Saoudite sont passées de 98 millions d’euros en 2013 à près
de 400 millions en 2014, mais on nous promet une augmentation de 838% en
fonction des contrats signés par un ministricule socialiste du coin. Alors que
les exécutions par décapitation n’ont augmenté que de 200% de 2013 à 2014 et
leur nombre reste très faible (175 cas entre juin 2015 et août 2014, comparé à
83 durant toute l’année 2014). Tout va donc très bien ! Voir F.-X.
Lefèvre, L’Arabie saoudite, un gros client pour
les armes wallonnes, L’Echo, 9
décembre 2015. Pour les exécutions capitales, voir http://www.presstv.ir/Detail/2015/08/25/426216/Amnesty-International-Saudi-Arabia-Said-Boumedouha-executions.
Speech of Senator John F.
Kennedy, Cincinnati, Ohio, Democratic Dinner, October 6, 1960. http://www.presidency.ucsb.edu/ws/index.php?pid=25660
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