Victor Ginsburgh
Erri De Luca dit (1):
« Le judaïsme a été pour moi une piste caravanière
de consonnes accompagnées au-dessus et au-dessous de la ligne par un
volettement de voyelles. Entre une ligne et l’autre, dans l’espace blanc, c’est
le vent qui gouverne. C’est la voix réunie de tous ceux qui ont ajouté en marge
un commentaire. L’écriture hébraïque finit avec un vaiàal, et il monta. En
revanche, moi je descends ici. Je partage le voyage du judaïsme, pas l’arrivée.
Pas en terre promise. Je ne m’approche pas de l’autel et des prières. »
Je ferai comme lui, je ne monterai pas (2), mais il n’est
pas impossible que je demande à ma fille violoncelliste de jouer, le jour où il
le faudra, le Kaddish (3) et à mon
fils de le dire, comme je le dois à la tradition.
Pas que je veuille faire le même pari (stupide, comme
écrivait Prévert) que Pascal. Je ne suis pas croyant et ne le deviens pas.
Cependant, le judaïsme hérité de ma mère m’accompagne depuis longtemps. Et puis
les premiers mots du Kaddish : ytgddl vytkddsh contiennent beaucoup de
consonnes, dont le y (yod hébreu) qui peut être consonne ou
voyelle, tout en étant toujours écrit sur
la ligne.
Voici pourquoi je ne « monterai » pas (4).
Parce que, comme le montre Amos Gitai dans son dernier
film Rabin : The Last Day, peu
de temps avant l’assassinat de Rabin, Netanyahou avait organisé une
manifestation de son parti et approuvait du haut de son balcon (littéralement) les
extrémistes de son parti qui appelaient au meurtre du premier ministre. Le
balcon était drapé d’une bannière sur laquelle on pouvait lire « Mort aux
Arabes » (The Jerusalem Post, 9
juillet 2015).
Parce que, écrit le journaliste Rogel Alpher,
« Israël est mon pays, mais je ne puis plus y vivre. La majorité
nationaliste religieuse ultra orthodoxe ne nous permettra pas de survivre
ici » (Haaretz, 31 août 2014).
Parce que, écrit Uri Misgav, un autre journaliste de Haaretz, « nous faisons face à un
assaut majeur contre la démocratie laïque, qui résulte d’une alliance entre le
nationalisme et la religion. Les sources de l’autorité ne sont plus l’Etat et
ses institutions. Les sources de l’inspiration ne sont plus l’humanisme
libéral, les droits humains, les lumières et la science. Elles sont supplantées
par un pouvoir supérieur, des hommes saints, la métaphysique d’un Israël Eternel,
les écritures saintes, le rituel et les prières. Une partie des leçons sur le
code de la route consiste à apprendre la Prière des Voyageurs » (Haaretz, 22 décembre 2015).
Parce que le ministre israélien de l’Education Nationale,
Naftali Benett a pris des mesures pour renforcer l’éducation religieuse dans
les écoles publiques non religieuses (Haaretz,
13 décembre 2015). Des enfants d’une école non religieuse de Herzliya ont eu
pour instruction de demander à leurs parents de les envoyer dans une école
religieuse et de leur donner de la nourriture casher ce qui permettrait
d’accélérer la venue du Messie (Haaretz,
7 juin 2015).
Parce que le ministère israélien de l’Education Nationale
est coupable de remplacer les cours d’histoire et les faits historiques par des
vues politiques, notamment au sujet de la naissance de l’Etat. Quelque 69% des
professeurs des écoles ne savent pas ce qui s’est passé le 29 novembre 1947 (date
à laquelle le plan de partition de la Palestine a été accepté par les Nations
Unies) et 57% de ces mêmes professeurs ne savent pas ce qu’est la ligne verte
(frontière entre les deux états après la guerre d’indépendance
arabo-israélienne de 1948) (Haaretz, 8
janvier 2016).
Parce qu’un livre écrit par la juive israélienne Dorit
Rabinyan dans lequel elle raconte une histoire d’amour entre une juive et un
arabe tous deux israéliens vient d’être retiré de la liste des livres à lire
dans les écoles en Israël, pour éviter les « dérives » résultant des
unions « mixtes » (Haaretz,
31 décembre 2015).
Parce que le rabbinat n’a pas autorisé une immigrée juive
ukrainienne du nom de Wasserman à se marier en Israël avec un juif d’origine
marocaine : elle n’était pas considérée comme juive par le rabbinat (Haaretz, 3 décembre 2015).
Parce que la direction d’une école à Kiryat a demandé aux
jeunes filles de rallonger leurs jupes et leurs manches de blouse, pour couvrir
leurs genoux et cacher leurs bras nus : la photo annuelle de la promotion devait
être « décente » (Haaretz,
29 novembre 2015).
Parce que le gouvernement vient d’envoyer au Parlement un
projet de loi qui oblige la fermeture de tous les magasins le jour du Shabat,
et qui propose d’augmenter les amendes pour non respect de cette réglementation
(Haaretz, 20 décembre 2015).
Parce que le père
du palestinien qui a récemment fait un attentat à Tel Aviv a été arrêté par la
police israélienne pour suspicion de meurtre prémédité, association illégale et
conspiration. Alors que c’est lui-même qui, après avoir reconnu son fils sur
des photos, avait averti la police le 4 janvier 2016 (Haaretz, 5 janvier 2016).
Parce que, par contre, des colons juifs qui avaient
incendié une maison palestinienne dont trois habitants sont morts brûlés et
dont un enfant survit péniblement dans un hôpital, n’ont pas été inquiétés
pendant plusieurs mois, parce qu’il n’y avait « pas assez d’évidence que
c’était eux les coupables » (Haaretz,
15 décembre 2015). Il s’est avéré
un peu plus tard, qu’ils étaient coupables du crime.
Parce que deux sœurs arabes de 14 et 16 ans font, comme
le montre une vidéo, un pas de danse en brandissant des ciseaux, sans menacer
personne, un soldat lève son arme, tire sur l’une d’elles, s’en approche et
l’achève alors qu’elle est à terre. Ce soldat a été félicité pour son courage
par le Ministre de la Défense. Pas une voix à entendre qui vienne de
l’establishment politique. Ni d’ailleurs de l’opposition (Uri Avnery, blog du
19 décembre 2015).
Parce que des résidents juifs d’Afula ont demandé que
leur ville soit interdite aux résidents arabes, musulmans et chrétiens (Haaretz, 13 décembre 2015).
Parce que « Israël exécute presque chaque jour des
Palestiniens sans jugement. Toute autre description de ces actes est un
mensonge. Tout Palestinien suspect est abattu. » (Haaretz, 17 janvier 2016).
Parce que l’armée n’est pas comme le déclarent sans arrêt
ses généraux, « la plus morale du monde ». C’est ce qu’ont montré un
bon nombre de soldats qui « brisent le silence » et qui ont reçu le
support de Yuval Diskin et Ami Ayalon (5), Alik Ron (6) et Amiram Levin (7). Ils
ont tous (7) déclaré « Moi aussi, je brise le silence » et expliquent
que « l’ONG Breaking the Silence
protège les soldats dans la situation impossible dans laquelle les politiciens
les ont abandonnés ». Y compris les politiciens de gauche, pour autant
qu’il y en ait encore (Haaretz, 16,
17, 20 et 22 décembre 2015).
Parce qu’un projet de loi vise les ONG qui défendent les
droits humains ou qui s’insurgent contre l’usage de la torture, et va les obliger
à déclarer si elles ont reçu des fonds de l’étranger, permettant ainsi au
gouvernement de limiter leurs droits (Haaretz,
27 décembre 2015).
Ce qui a poussé, il y a quelque jours, l’ambassadeur
d’Israël en Suisse, à déclarer sur sa page Facebook : « Il est
toujours possible d’attirer l’attention d’une population à écouter et suivre
ses dirigeants. Il suffit de leur dire qu'ils sont attaqués et qu’il faut dénoncer les
pacifistes pour leur manque de patriotisme. Cela fonctionne de la même façon dans
tous les pays ». Ces paroles ont été prononcées par … Herman Goering avant
la deuxième guerre mondiale (Americans
for Peace Now, 29 décembre 2015).
Alors que des amis américains de Netanyahou financent des
groupes qui font campagne pour imposer la souveraineté israélienne sur le Mont
du Temple, où est située la Mosquée Al-Aqsa (Haaretz, 9 décembre 2015).
Et que des « mécènes » américains ont donné
plus de 220 millions de dollars durant les cinq dernières années pour
développer les colonies (Haaretz, 7
décembre 2015).
Parce que la police commence à arrêter des israéliens
juifs qui essaient de défendre la cause et les droits des Palestiniens (Mondoweiss, 21 janvier 2016).
Parce que, malgré tout cela, fin 2015, 75% des Israéliens
se sentent bien, 80% des Juifs israéliens se « sentent appartenir »
et plus de 50% pensent que les organismes de défense des droits humains sont nuisibles (pests, an anglais) (Haaretz, 30 décembre 2015).
Et ce n’est pas la dernière histoire, pourtant bien
belle, qui pourra me faire changer d’avis. Dans un autobus de Haifa, un petit
garçon juif, qui avait entendu sa voisine parler l’arabe, lui demande :
— Avez-vous un couteau sur vous ?
— Non, lui répond la passagère, mais j’ai autre chose.
— Quoi donc ? dit l’enfant curieux.
— Une caresse.
— Excusez-moi, dit l’enfant qui tombe dans les bras de la
passagère.
— Ce n’est pas ta faute, lui a-t-elle répondu (Haaretz, 18 décembre 2015).
(1) Erri De Luca, Et il dit, Paris : Gallimard, 2011,
pp. 100-101.
(2) Je suppose que
De Luca fait allusion à ce qu’on dit d’un Juif quand il décide de s’exiler en
Israël : on fait son alyah, on
monte en Israël.
(3) Le Kaddish est
la prière juive pour les morts. Il existe une version de la prière composée
pour violon et piano par Maurice Ravel.
(4) Personne ne s’en
apercevra, et cela me console, comme dit De Luca.
(5) Tous deux deux
ex-patrons du Shin Bet, le service de sécurité israélien.
(6) Ex-chef de la
police, secteur Nord.
(7) Ex-général de
l’armée.
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