Pierre Pestieau
J’ai récemment lu dans un magazine que la Colombie
était un des pays où les habitants se sentaient très heureux. D’après une étude de Gallup International (1),
89 % des Colombiens affirment être contents, pour seulement 9 % de
malheureux. La Colombie serait le deuxième pays le plus heureux au monde après
les îles Fidji. Pour qui connaît un tant soit peu ce pays, ce n’est pas une
surprise. Le touriste ne peut qu’être frappé par la joie qui semble animer la
population colombienne, son sens de la fête et sa capacité à s’enthousiasmer
devant le moindre exploit d’un de ses sportifs expatriés (Bernal, Falcao) ou le
succès d’une de ses vedettes internationales (Shakira).
Et pourtant quand on examine la situation
socio-économique du pays tout semblerait conduire à la morosité. Le Colombie
est un pays ou le concept de classe sociale est institutionnalisé. En effet la
population est stratifiée en 6 strates selon le lieu de résidence. Ces strates
sont basées sur le niveau de revenus des propriétaires, la
fourniture des services publics à domicile, la géographie (zone urbaine, zone
rurale), la présence d’établissements indiens (discrimination positive), et
bien d’autres critères. Selon un enquête récente, on aurait la ventilation
suivante :
strate 1
(très basse) = 22,3 %
strate 2
(basse) = 41,2 %
strate 3
(moyennement basse) = 27,1 %
strate 4
(moyenne) = 6,3 %
strate 5
(moyennement élevée) = 1,9 %
strate 6
(élevée) = 1,2 %
La strate à laquelle appartient un citoyen détermine les impôts qu’il
doit payer, les tarifs des services publics à domicile, l’accès aux services de
santé, le montant des frais d’inscription aux universités d’état, …
Cette stratification inégale s’explique par les
fortes disparités de revenu qui prévalent en Colombie, le pays qui a les
indices d’inégalité les plus élevés de l’ensemble des pays de l’OCDE. L’écart interdécile
y est de 60 alors que la plupart des pays ont un écart inférieur à 4. En clair,
cela veut dire que les 10% les plus riches ont un revenu 60 fois supérieur à
celui des 10% les plus pauvres. En Belgique, cet écart est de 8,2. Le
coefficient de Gini y est de 0,54 alors qu’il est égal à 0,26 en Belgique. Ces
inégalités pourraient paraître tolérables si les Colombiens pouvait espérer
voir leur condition s’améliorer dans un futur raisonnable. Ce n’est pas le cas.
Alors que pour la moyennes des pays membres de l’OCDE il faut 4,5 générations pour que les enfants de
familles modestes parviennent à se hisser au niveau du revenu moyen, il faut 11
générations en Colombie, bien plus qu’au Brésil, en Inde ou en Chine où la mobilité
sociale est pourtant très faible.
Sur la
courbe de Gatsby (2), selon laquelle mobilité sociale et égalité des revenus
vont de pair, la Colombie occuperait la place extrême du pays où la mobilité
est la plus faible et les disparités les plus fortes.
Ce
sombre tableau de la situation socioéconomique du peuple colombien donnerait à
penser que le pays est au bord de l’implosion. Ce n’est pas le cas. Année après
année, il vote pour des gouvernements qui maintiennent le status quo. Il y a
bien sur la guérilla. Mais on sait que sa dimension révolutionnaire a quasiment
disparu et elle-même est en train de disparaître suite aux accords de paix (3).
L’économiste peine à explique ce paradoxe d’un pays inégalitaire et sans avenir
pour les plus démunis et où, tout à la fois, les gens sont heureux.
Sont-ils
heureux ou tout simplement résignés ?
(2). Voir mon précédent blog Repenser
la gauche. Inégalités, précarité et mobilité sociale. Mercredi 26 août.
(3). Ces accords de paix signés à la Havane en 2016 ont
malheureusement récemment souffert de sérieux revers.
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