Victor Ginsburgh
En 1969, l’artiste conceptuel Douglas Huebler a
écrit que « le monde est plein d’objets plus ou moins intéressants ;
je n’ai pas envie d’en ajouter ». Je me rallie pleinement aux idées de
Huebler, mais veux changer sa phrase en « le monde est plein de textes,
plus ou moins intéressants ; je n’ai pas envie d’en ajouter ». C’est
une réponse appropriée aux nouvelles conditions dans lesquelles nous
écrivons ; nous faisons face à un nombre gigantesque de textes, et le
problème n’est pas d’en écrire davantage, mais d’apprendre à
« négocier » leur nombre.
En 2007, Jonathan Lethem a publié dans Harper’s Magazine un essai plagié en
faveur du plagiat intitulé
« L’extase de l’influence : un plagiat ». Il s’agit d’une longue
défense en même temps que d’une revue historique de la manière dont, dans la
littérature, les idées ont été partagées, répétées, sélectionnées, réutilisées,
recyclées, violées, volées, citées, liftées, dupliquées, présentées,
appropriées, imitées et piratées depuis que la littérature existe. L’auteur
nous rappelle comment l’économie du don, la culture de l’« open source »
et le partage des communs ont été vitaux pour créer des œuvres nouvelles, dans
lesquelles les thèmes anciens forment la base des thèmes nouveaux. Il appelle à
s’opposer au droit d’auteur qui est une menace contre la création. Il donne
même des exemples de choses dont il a cru qu’elles faisaient partie de ses
propres idées originales, pour s’apercevoir, un peu plus tard, qu’il les avait
inconsciemment absorbées à partir de Google.
L’essai de Lethem est important. Mais il est dommage
qu’il ne l’ait pas « écrit » lui-même. Presque chaque mot et chaque
idée sont empruntés à quelqu’un d’autre. Son article est un exemple parfait de
patchwork, une œuvre qui fait preuve d’un génie non original.
Voilà.
Comme je ne voulais rien ajouter à ce qui était
déjà écrit, il faut que je vous dise que, à l’exception du « Voilà »
le texte qui précède est tout simplement traduit presque mot pour mot de
l’introduction de l’excellent livre de Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing (1) et mis en contexte dans mon blog.
J’ai copié-collé (et traduit). A
moins que je ne me sois, comme le Pierre
Ménard, auteur du Quichotte (2), « identifié avec un auteur », dont
Jorge Luis Borges pense qu’il
« ne voulait pas composer
une autre Quichotte—mais le Quichotte. Inutile d’ajouter qu’il
n’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original ; il ne se
proposait pas de le copier. Son admirable intention était de reproduire
quelques pages qui coïncideraient—mot à mot et ligne à ligne—avec celles de
Miguel de Cervantes. Comparer le Don
Quichotte de Ménard à celui de Cervantes est une révélation. Celui-ci, par
exemple, écrivit ‘… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du
temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent,
avertissement de l’avenir.’ Rédigée au XVIIe siècle, rédigée par le génie
ignorant Cervantes, cette énumération est un pur éloge rhétorique de l’histoire.
Ménard écrit en revanche ‘… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule
du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du
présent, avertissement de l’avenir.’ L’histoire, mère de la vérité ; l’idée est stupéfiante… Le contraste entre
les deux styles est également vif. Le style archaïsant de Ménard pêche par
quelque affectation. Il n’en est pas de même pour son précurseur, qui manie avec
aisance l’espagnol courant de son époque. [Ménard] décida d’aller au devant de
la vanité qui attend toutes les fatigues de l’homme ; il entreprit un
travail très complexe et a priori
futile. Il consacra ses scrupules et ses veilles à reproduire un livre
préexistant. Il multiplia les brouillons, corrigea avec ténacité et déchira des
milliers de pages manuscrites. Il ne permit à personne de les examiner et eut
le soin de ne pas les laisser lui survivre. C’est en vain que j’ai essayé de
les reconstituer. Il n’y a pas d’exercice intellectuel qui ne soit finalement
inutile. »
J’espère que mon
exercice ne l’aura pas été non plus. Surtout s’il vous engage à lire Goldsmith
et Borges.
(1)
Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing.
Managing Language in the Digital Age,
New York: Columbia University Press, 2011.
(2) J. L. Borges, Pierre Ménard, auteur
de Quichotte, dans J. L. Borges, Œuvres
Complètes, Paris : Gallimard, 1993, pp. 467-475.
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