Victor Ginsburgh
A Jean G. et Philippe M
Le Journal of
Economic Theory est une revue que les économistes connaissent bien. Les
articles qui y sont publiés dissimulent sous des pages de symbolique
mathématique (qui épuise les lecteurs aussi bien que les alphabets latin, grec
et hébreu) tous les conseils qui permettraient de résoudre la crise que nous
traversons. La seule raison pour laquelle la crise est toujours présente est
que peu de politiciens sont capables de lire ne fût-ce qu’un seul des trois alphabets.
Philippe M. et moi y avions soumis, il y a quelques
années, un article qui suggérait que pour éviter les cycles économiques il
suffisait d’organiser des élections en tirant chaque premier janvier une boule dans
une urne. Si la boule était blanche, il n’y avait pas d’élection cette
année-là ; si elle sortait noire, on se précipitait dans les isoloirs,
toute démocratie gardée. La proportion de boules noires était, si je me
souviens bien, égale au taux d’actualisation social (1). L’article s’est fait
rejeter par la revue pour « manque de réalisme économique » (2).
Il faut savoir que l’abréviation qu’utilisent les
économistes pour dénommer le Journal of Economic Theory est JET, ses initiales. Ce qui, en nous
adjoignant Jean G. ancien éditeur associé de JET, nous a donné l’idée de créer une nouvelle revue, dont les
initiales seraient REJET.
Notre manque de sérieux nous a empêchés de mener le
projet à terme. Mais ce que nous ne savions pas à l’époque c’est qu’il
existait, et ce bien plus que dans l’esprit fertile et imaginatif de l’écrivain
espagnol Enrique Vila-Matas (3), une bibliothèque
« qui présente la
particularité de pouvoir être visitée à tout moment : la Brautigan Library
(4), sise à Burlington, Etats-Unis. Elle porte ce nom en hommage à Richard
Brautigan, écrivain underground
nord-américain, auteur d’œuvres telles que L’avortement,
Willard et ses trophées de jeu de bowling et La pêche à la truite en Amérique.
« La Brautigan Library est
exclusivement constituée de manuscrits refusés par les éditeurs auxquels ils furent
proposés et, partant, jamais publiés. Cette bibliothèque ne rassemble que des
livres avortés. Ceux qui détiendraient des manuscrits de cette espèce et
désireraient les céder à la Bibliothèque des Refusés qu’est la Brautigan
Library n’ont qu’à les expédier au village de Burlington, Vermont, Etats-Unis.
Je sais de source sûre—encore que l’on ne s’occupe là-bas que de sources
taries—qu’aucun manuscrit n’est renvoyé ; bien au contraire, il y sont
soignés et exhibés avec un plaisir et un respect sans réserve ».
Voilà. Nous avons loupé notre projet REJET, mais nous savons maintenant que
faire de tous nos autres manuscrits. Et ce que montre Pierre Pestieau dans
l’article qui suit, c’est que les économistes (et pas mal d’autres aussi
d’ailleurs) devraient immédiatement envoyer leur manuscrit à la Brautigan
Library. Ils feraient beaucoup moins de dégâts.
(1) Le
taux d’actualisation social est le taux que l’on devrait utiliser pour guider
les choix parmi les investissements futurs. Il est utilisé dans ce qui s’appelle
l’analyse coûts-bénéfices. Cette notion semble ne pas exister en Français, ce
qui n’est pas très étonnant quand on voit comment les décisions sont prises en
Belgique et en France. Je suis dès lors obligé, pour autant que vous vouliez
plus de détails sur la question, de vous renvoyer à l’article de Wikipedia en
anglais :
(2) L’article a tout de même été publié
en 1982 dans Economics Letters sous
le titre « Democracy and dynamic welfare optima », mais je dois
reconnaître que la recette n’a pas eu beaucoup de succès.
(3)
Enrique Vila-Matas, Bartelby et Compagnie,
Paris : Christian Bourgois, 2002, pp. 53-54.
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