Victor Ginsburgh
Les riches |
Voyons d’abord le
rapport d’Oxfam. La fortune des plus riches a augmenté de 12% durant l’année 2018,
alors que les plus pauvres ont perdu 11% de la leur (je serais évidemment gêné
d’écrire « fortune » à la place de « leur »). D’abord, je
ne suis pas sûr que seuls ces 3,8 milliards de pauvres ont perdu, mais ce qui
est sans doute vrai, c’est que 3,4 de ces 3,8 milliards vivent sous le seuil de
pauvreté calculé par la Banque Mondiale de 5,5 dollars par jour.
Les heureux |
Je l’ai dit, ce
calcul est stupide, et je vous donne le droit de m’insulter pour l’avoir fait,
mais ce que je voulais montrer par l’absurde, c’est que comparer les 26 grandes
fortunes aux 3,8 milliards d’humains les plus pauvres est simplet, et ne
changera pas le monde.
Et les Cavaliers de l'Apocalypse, Angers |
Venons-en enfin à
mes collègues Capéau et al., dont Bram (2). Ils ont compris le message de
Scheidel : Il ne faut « pas s’imaginer qu’il y a des solutions simples pour
réduire les inégalités » (4), mais plutôt comprendre ce dont il faut tenir
compte pour essayer de le faire. Les auteurs partent de la proposition ancienne
déjà, que ni le revenu (le PNB, même si on le rebaptise PIB ou GDP), ni le seul
« cumul des désavantages », par exemple en santé, logement et revenu ne
mesurent correctement la pauvreté, ni la richesse d’ailleurs. Ce qui
sous-entend aussi que le revenu seul, comme le pense de façon subliminale Oxfam,
est bien loin de tout dire. La mesure que Capéau et al. proposent devrait
résulter « d’un compromis entre une conception purement subjective du bien-être (les
sentiments de bonheur) et un critère purement objectif (tel que le cumul des
désavantages), s’appliquant de la même manière à tous les individus quelles
que soient leurs préférences personnelles » (5). Bien entendu, il faudra pondérer les critères pour
arriver à une mesure dénommée « revenu équivalent ».
Les résultats empiriques obtenus et
rapportés dans l’ouvrage sont basés sur une enquête qui a porté sur 3 400
adultes belges soumis.es à des questions sur leur revenu, santé, et logement,
qui permettent de calculer le « cumul des désavantages », et de
découvrir que 9% de ceux qui sont pauvres, en mauvaise santé et vivent dans un
logement de faible qualité se « sentent mieux » que plus de 72% de
ceux qui disposent d’un revenu élevé, d’une bonne santé et d’un logement
confortable, ce qui, selon les auteurs de l’étude, serait dû à « des
différences en termes d’ambitions et d’attentes nourries par ces groupes de
personnes ».
Les auteurs ont posé à ces 3 400 adultes
des questions du type « disposition à payer pour obtenir plus d’une aménité positive » ou « disposition
à accepter moins d’une aménité négative »
(6). Ces techniques permettent de construire des échelles d’équivalence entre
les différents biens et maux, qui aboutissent à des indicateurs de bien-être
multidimensionnels (ou, en langage économique, des fonctions d’utilité) et de
montrer « à quel point le revenu équivalent s’écarte des autres
indicateurs de bien-être, qui sont moins bons mais plus largement répandus,
tels que les revenus ou la satisfaction dans la vie ».
Je suis néanmoins surpris que les
auteurs ne fassent aucun signe à l’éducation qui devrait contribuer elle aussi
à notre bien-être. Douze auteurs universitaires qui oublient ce que l’éducation
leur a apporté…
Les quatre petites sections de la
conclusion de l’ouvrage disent néanmoins très bien ce qu’ils veulent
faire passer comme message : le simple fait de regarder les moyennes peut
être trompeur ; le revenu n’est pas une bonne mesure du bien-être ;
le bonheur n’est pas une bonne mesure du bien-être ; pour mesurer le
bien-être, il vaut mieux adopter une approche multidimensionnelle.
Décidément un
ouvrage salutaire sur la richesse et la pauvreté, qui remonte les bretelles du
rapport tapageur d’Oxfam et de bien d’autres.
Pour en terminer,
je voudrais ajouter que ce qui compte peut-être aussi dans le bonheur ou le
malheur, c’est ce qui nous entoure et ceux qui nous entourent. Je peux vivre à Uccle
(Bruxelles) ou dans le 16ème (Paris) et me trouver malheureux, parce
que « mon flat » n’a que 300 mètres carrés, alors que ceux de mes
voisins en ont 600 et que suis gêné quand je les invite à boire un verre. Ou
parce que le voisin, qui comme moi, est professeur d’université retraité à
quelque 3.500 euros net par mois, fait de la consultance et se remplit les
poches, alors que moi j’écris des articles minables qui ne me rapportent rien.
Mais moi, je suis heureux et lui pas parce qu’il court le monde pour trouver
des contrats juteux, mais plus ennuyeux les uns que les autres.
(1) Le rapport
s’intitule Public Good and Private Wealth.
Il est disponible sur
https://oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/620599/bp-public-good-or-private-wealth-210119-en.pdf
(2) Bart Capéau,
Laurens Cherchye, Koen Decancq, André Decoster, Bram De Rock, François Maniquet, Annemie Nys, Guillaume Périlleux,
Eve Ramaekers, Zoé Rongé, Erik Schokkaert et Frederic Vermeulen, En faut-il peu pour être heureux? Conditions
de vie, de bonheur et bien-être en Belgique, Anthémis, 2019.
(3) Walter Scheidel,
The Great Leveler: Violence and the
History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, Princeton: Princeton
University Press, 2017. Vous pouvez aussi consulter le blog de Pierre Pestieau,
qui date du 14 mars 2018
(4) Voir
l’interview de Sheidel par Thomas Mahler, Les gens ne devraient pas s’imaginer qu’il y a des solutions
simples pour réduire les inégalités, Le
Point, 24 février 2018.
(5) Les citations
entre guillemets qui suivent viennent de l’article de Capéau et al. (2019) dans
Regards Economiques No. 144, Janvier
2019 ; il porte le même titre que l’ouvrage cité en (2). https://www.regardseconomiques.be/index.php?option=com_reco&view=article&cid=187.
(6) Je suis
personnellement très sceptique sur ces techniques et ne suis pas le seul. Voir
Victor Ginsburgh, Contingent Valuation, Willingness to Pay, and Willingness to
Accept, in B. Frey and D. Iselin, eds., Economic
Ideas You Should Forget, Springer International Publishing, 2017.
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