mercredi 19 février 2020

Comment justifier l'inégalité?



Pierre Pestieau

Peut-on vivre sans inégalités ? En d’autres termes, peut-on concevoir une société où tous les hommes et femmes seraient effectivement égaux en opportunités, voire même en bien-être ? On sait que les sociétés ont de tout temps été inégalitaires. Dans un blog précédent (1), j’ai évoqué une série de travaux qui montrent que depuis Babylone non seulement les sociétés ont été inégalitaires mais que de surcroît le taux d’inégalité a été constant.

Ce qui a changé en revanche, c’est la justification que les pouvoirs en place ont donné de cette inégalité. Cette justification permettait de faire accepter par une grande majorité des disparités de revenus et de richesses. Sans cette justification, il y aurait de sérieux risques de désordres, voire des révoltes.


Longtemps, la religion a véhiculé l’idée que les inégalités étaient voulues par le(s) dieu(x). Le chef était d’ailleurs un dieu lui-même. Le système nobiliaire a aussi constitué une façon de légitimer les inégalités. Avec le capitalisme, il a fallu trouver autre chose : le mérite. Une personne ayant un revenu élevé le méritait du fait de ses compétences et de son travail. Cette idéologie de la méritocratie sous entendait une certaine mobilité sociale. Depuis un certain temps cette mobilité décline, on parle de panne de l’ascenseur social. C’est cette panne qui crée la crise que nous connaissons aujourd’hui. L’idéologie de la méritocratie aurait fait son temps.

A ce propos, on notera l’ouvrage récent de Daniel Markovits (2) qui soutient que, depuis quelques décennies, la méritocratie contribue à accroître les inégalités et le déclin de la classe moyenne dans la patrie du « rêve américain » : « Les voies qui permettaient autrefois à des gens de milieux modestes de rejoindre l'élite américaine se rétrécissent considérablement. Les familles de classe moyenne ne peuvent plus se permettre la scolarisation poussée que les familles riches s’achètent, et les écoles traditionnelles sont de plus en plus en retard sur celles que fréquentent les élites. »

Comme on le sait, l’important n’est pas tellement la réalité que la perception. Les enquêtes sur le bonheur semblent montrer qu’on peut être heureux dans un pays inégalitaire et, inversement, malheureux dans un pays qui l’est beaucoup moins. Ce qui importe c’est la manière dont on habille l’inégalité.
Comme le montre Piketty dans son dernier ouvrage (3), cette promesse de stabilité s’est bien souvent traduite par une sacralisation de la propriété. Celle des nobles, de la bourgeoisie industrielle puis, plus tard, des milliardaires au patrimoine dispersé dans les paradis fiscaux. Malheureusement l’obsession de la propriété conduit parfois à des extrêmes. C’est au nom de celle-ci qu’à l’abolition de l’esclavage, nombre d’États ont indemnisé les propriétaires d’esclaves pour les « dommages subis », plutôt que les esclaves eux-mêmes, ».
Piketty fait bien de rappeler que certaines options économico-politiques, présentées aujourd’hui comme inapplicables, ont, en vérité, déjà été testées avec succès par le passé. Dans les années 1950 et 1960, les États-Unis affichaient le salaire minimum national le plus élevé du monde, tandis que des années 1930 à 1980, le taux marginal d’impôt sur le revenu culminait à 70-90 % pour les plus aisés. Or, la croissance était alors bien plus élevée qu’aujourd’hui, preuve que l’imposition sur les hauts revenus n’est pas un frein à l’activité, et ne provoque pas automatiquement l’exil fiscal des riches.

(1). Le grand niveleur, 14 mars 2018.
(2). Daniel Markovits (2019), The Meritocracy Trap: How America's Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite, Penguins, 2019
(3). Thomas Piketty (2019), Capital et Idéologie, Le Seuil.




 



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire