Pierre
Pestieau
Peut-on
vivre sans inégalités ? En d’autres termes, peut-on concevoir une société où
tous les hommes et femmes seraient effectivement égaux en opportunités, voire
même en bien-être ? On sait que les sociétés ont de tout temps été
inégalitaires. Dans un blog précédent (1), j’ai évoqué une série de travaux qui
montrent que depuis Babylone non seulement les sociétés ont été inégalitaires
mais que de surcroît le taux d’inégalité a été constant.
Ce qui
a changé en revanche, c’est la justification que les pouvoirs en place ont donné
de cette inégalité. Cette justification permettait de faire accepter par une
grande majorité des disparités de revenus et de richesses. Sans cette
justification, il y aurait de sérieux risques de désordres, voire des révoltes.
Longtemps,
la religion a véhiculé l’idée que les inégalités étaient voulues par le(s) dieu(x).
Le chef était d’ailleurs un dieu lui-même. Le système nobiliaire a aussi constitué
une façon de légitimer les inégalités. Avec le capitalisme, il a fallu trouver
autre chose : le mérite. Une personne ayant un revenu élevé le méritait du
fait de ses compétences et de son travail. Cette idéologie de la méritocratie
sous entendait une certaine mobilité sociale. Depuis un certain temps cette
mobilité décline, on parle de panne de l’ascenseur social. C’est cette panne
qui crée la crise que nous connaissons aujourd’hui. L’idéologie de la
méritocratie aurait fait son temps.
A
ce propos, on notera l’ouvrage récent de Daniel Markovits (2) qui soutient que,
depuis quelques décennies, la méritocratie contribue à accroître les inégalités
et le déclin de la classe moyenne dans la patrie du « rêve
américain » : « Les voies qui permettaient autrefois à des gens
de milieux modestes de rejoindre l'élite américaine se rétrécissent
considérablement. Les familles de classe moyenne ne peuvent plus se permettre
la scolarisation poussée que les familles riches s’achètent, et les écoles
traditionnelles sont de plus en plus en retard sur celles que fréquentent les
élites. »
Comme
on le sait, l’important n’est pas tellement la réalité que la perception. Les
enquêtes sur le bonheur semblent montrer qu’on peut être heureux dans un pays
inégalitaire et, inversement, malheureux dans un pays qui l’est beaucoup moins.
Ce qui importe c’est la manière dont on habille l’inégalité.
Comme le montre Piketty
dans son dernier ouvrage (3), cette promesse de stabilité s’est bien souvent
traduite par une sacralisation de la propriété. Celle des nobles, de la
bourgeoisie industrielle puis, plus tard, des milliardaires au patrimoine
dispersé dans les paradis fiscaux. Malheureusement l’obsession de la propriété
conduit parfois à des extrêmes. C’est au nom de celle-ci qu’à l’abolition de
l’esclavage, nombre d’États ont indemnisé les propriétaires d’esclaves pour
les « dommages subis », plutôt que les esclaves
eux-mêmes, ».
Piketty
fait bien de rappeler que certaines options économico-politiques, présentées
aujourd’hui comme inapplicables, ont, en vérité, déjà été testées avec succès
par le passé. Dans les années 1950 et 1960, les États-Unis affichaient le
salaire minimum national le plus élevé du monde, tandis que des années 1930 à
1980, le taux marginal d’impôt sur le revenu culminait à 70-90 % pour les
plus aisés. Or, la croissance était alors bien plus élevée qu’aujourd’hui,
preuve que l’imposition sur les hauts revenus n’est pas un frein à l’activité,
et ne provoque pas automatiquement l’exil fiscal des riches.
(1). Le grand niveleur, 14 mars 2018.
(2).
Daniel Markovits (2019), The Meritocracy Trap: How America's Foundational
Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite,
Penguins, 2019
(3). Thomas Piketty (2019), Capital
et Idéologie, Le Seuil.
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