Il y a plusieurs années, j’ai eu une
conversation bizarre avec un ministre qui, à ma demande de relever les
allocations des handicapés et des personnes très âgées, me répondit : « Mais cher ami. A quoi bon ? Ce ne sont
pas ces gens-là qui vont manifester et bloquer la circulation ».
L’épisode récent des gilets jaunes nous rappelle combien cette horrible
remarque reste pertinente. Pour apaiser la colère des manifestants du samedi,
le gouvernement français a fait une série de concessions, sans doute
insuffisantes pour les intéressés, mais importantes du point de vue budgétaire.
Or, comme il n’est pas question de relever les taux de prélèvements
obligatoires, il n’y a pas mille façons de financer les quelque vingt milliards
d’euros que représentent les diverses mesures prises en faveur des gilets jaunes,
essentiellement les classes moyennes inférieures, et non les plus pauvres. La
recette est toujours la même, à savoir s’en prendre à ceux qui n’ont pas la
force politique de protester. A commencer par les générations futures. En effet
une partie de ces milliards sera financée par un accroissement d’une dette
publique déjà abyssale. Cela consiste à faire payer par ceux qui ne sont pas
encore nés les dépenses des générations actuelles.
Une autre façon de financer ces
dépenses est de procéder à des coupes budgétaires dans des domaines où la
réaction politique est la plus faible, C’est ainsi qu’au cours de l’été on a
parlé des coupes envisagées dans le planning familial. En revanche la réduction
envisagée du nombre de fonctionnaires a été revue à la baisse devant
l’opposition croissante des syndicats.
Il faut bien l’admettre le
gouvernement français a peu de marge de manœuvre avec un PIB dont la croissance
est d’environ 0,2%. Il existe bien sur quelques pistes, mais s’y engager
demande du courage. Il y a d’abord l’abolition des niches fiscales. Il y en a
ensuite une recherche accrue d’efficacité dans l’action de l’État et enfin, il
y a la taxation des grandes fortunes, qui pourrait idéalement passer par une
augmentation et un élargissement des droits de succession. Malheureusement, ces
trois solutions se heurtent aussi à la puissance des lobbys. On peut ici citer
le philosophe Hans Jonas: « Ce
qui n'existe pas n'a pas de lobby et ceux qui ne sont pas encore nés sont sans pouvoir
» (2).
Le cas de la Belgique
Il ne faut pas des gilets jaunes
pour que le gouvernement préfère ne pas toucher aux secteurs politiquement
sensibles au détriment de postes qui entraînent moins de protestations. En
Belgique, par rapport au PIB, les investissements publics ont diminué de moitié
entre 1970 et 2015. Aujourd'hui, ils ne représentent plus que 2,3 % du PIB,
avec un pic de 5,5 % au début des années 1970. Cette baisse s'est
principalement produite du fait de l'assainissement budgétaire. Les
investissements sont en effet des dépenses qui peuvent être facilement
supprimées ou reportées pendant une période d'assainissement, car la maîtrise
des dépenses courantes nécessite souvent des mesures impopulaires. A la fin des
années 80, les investissements se sont toutefois stabilisés et, depuis lors,
ils fluctuent entre 2 et 2,5 % du PIB. Pour continuer à financer les dépenses
incompressibles, les gouvernements successifs se sont appuyés sur la dette
publique qui, après une baisse prolongée, s’est remise à la hausse pour flirter
avec les 100% du PIB.
Une tendance inquiétante
Cette tendance à renoncer aux
investissements publics au profit de dépenses courantes se retrouve dans
d’autres pays, mais pas tous. La crise financière a obligé de nombreux pays à
réduire significativement le niveau de leurs investissements publics. Ce fut le
cas de l’Irlande et des pays méditerranéens à l’exception de la Grèce. Ce fut aussi le cas de l’Allemagne. En revanche, les pays nordiques n’ont pas
baissé le niveau de leurs investissements publics, préférant réduire leurs
dépenses courantes.
De nombreux pays de la zone euro
sont lourdement endettés, notamment le Portugal, l’Italie, la Grèce mais aussi
la France et la Belgique. Leur dette est plus ou moins égale à leur PIB, ce qui
impose une charge supplémentaire aux finances publiques. Dans le concert des
nations surendettées, le champion est depuis plusieurs années le Japon dont le
taux d’endettement est de 235 % du PIB. Aussi longtemps que les taux d’intérêt
sont bas, le service de ces dettes est supportable. Le cauchemar pourrait
apparaître si les taux d’intérêt venaient à augmenter fortement. La dette publique expose les économies
nationales à une sorte de cercle vicieux, on parle d’effet boule de neige. Si
le taux d’intérêt est élevé par rapport au taux de croissance de l’économie,
l’endettement croît de façon irréversible. Avec le ralentissement de la
croissance et la perspective d’une hausse prochaine des taux d’intérêt, cet
effet boule de neige s’avère une réelle menace.
La dette publique n’est pas la seule
forme d’endettement. Il en existe une autre plus importante et plus discrète.
Il s’agit des engagements que nos États providence prennent à l’égard du futur
et qui sont d’autant plus pesants que la société vieillit et que l’économie
stagne. Ces engagements sont surtout ceux de promettre des soins de santé de
qualité et des retraites décentes. On peut évaluer l’importance de ces
engagements en prenant la valeur actualisée des prestations de retraite et de soins
de santé futurs, moins les contributions attendues. Ce montant s’avère souvent
plus élevé que celui de la dette publique traditionnelle.
Naturellement ces évaluations sont
faites à régime constant. Si le régime de santé ou de retraite était reformé de
façon à être moins généreux cette dette implicite diminuerait.
Pour mesurer l’endettement total
d’une économie, on recourt au concept d'écart fiscal (en anglais fiscal gap).
L'écart fiscal est la différence entre la valeur actuelle de toutes les
obligations financières projetées du gouvernement, les dépenses futures, y
compris le service de la dette publique officielle en cours, et la valeur actuelle
de toutes les recettes fiscales et autres recettes futures prévues, incluant
les revenus provenant de la détention actuelle par le gouvernement d'actifs
financiers. Cette méthode de comptabilisation peut être utilisée pour calculer
le pourcentage d'augmentation de taxes ou de réductions de dépenses nécessaires
pour combler le déficit budgétaire à long terme. L’écart fiscal récemment
estimé est de 449% du PIB pour la France et 609% pour la Belgique (3). Ces
chiffres sont inquiétants. Ils seraient nettement moindres si l’on pouvait
compter sur un taux de croissance plus élevé ou si l’on incorporait une série
des réformes fiscales et sociales en cours ou projetées. Pour atteindre un taux
d’endettement raisonnable et soutenable, il faudrait augmenter les recettes
publiques de 6,6% en France et de 9,5% en Belgique (4). Ce qui n’est pas une mince affaire étant donné
les taux de prélèvements obligatoires de ces deux pays.
Pour une keynésianisme d’investissements
Nul ne niera le poids de cet
endettement obère l’action de l’État et que l’idéal à terme serait de réduire
les déficits qui en sont responsables. Il n’en demeure pas moins qu’à certains
moments, lorsque la demande globale est insuffisante et que sévit un taux de
chômage sévère, une augmentation des déficits peut s’avérer désirable à
condition que l’État s’engage à rétablir l’équilibre budgétaire dès que la
reprise se manifestera. Idéalement, cette augmentation temporaire devrait se concrétiser
par un accroissement des investissements publics. Une telle politique aurait un
double avantage. D’abord, elle stimulerait la demande globale et permettrait
d’augmenter l’emploi. Ensuite, elle permettrait de préparer l’avenir car les
investissements d’aujourd’hui sont les emplois de demain. C’est là la mesure
idéale mais comme nous l’avons vu plus haut elle peut s’avérer impopulaire.
Ajoutons à cela qu’il est plus facile de mettre fin a un programme
d’investissements publics qu’à un programme impliquant l’engagement de
personnel.
Pour nous résumer, oui il faut
prendre la dette publique au sérieux surtout dans son acception la plus large
car elle représente une véritable charge pour les générations à venir. Son
poids est relativement indolore aussi longtemps que les taux d’intérêt sont
négligeables, ce qui peut se terminer brusquement et alors le réveil sera dur.
Ceci dit, dans le court terme il peut être souhaitable de recourir à
l’endettement mais uniquement au travers d’investissement publics.
(1).
Ceci est la quatrième partie du texte ambitieusement intitulé « Repenser
la gauche ». Il fait suite aux blogs consacrés à l’immigration,
l’environnement et la pauvreté.
(2). Hans Jonas. (2013). Le Principe de
Responsabilité. Paris :
Champs Flammarion
(3). Ch. Hagist, (2014), Fiscal gap in the European countries in comparison
with Russia and the USA, Research Centre for Generational Contracts Freiburg
University https://iep.ru/files/Gaidarovskij_Forum2014/hagist.pdf
(4). Konrad Raczkowski (2015), Measuring the tax gap
in the European economy, Journal of Economics and Management Vol. 21
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