Victor Ginsburgh
En Australie, j’ai vu un koala qui me regardait en clignant
de ses petits yeux, quatre ou cinq kangourous qui sautillaient sur leurs pattes
arrière, comme n’importe quel kangourou, un aborigène qui avait une queue de
cheval et des piques dans les cheveux et, dans l’avion de Virgin Airlines qui
me ramenait d’Adelaïde à Sydney, à quelques rangées devant moi, une vieille
dame avec une petite valise qui demandait au steward de l’aider à la mettre
dans le compartiment au-dessus de son siège. Le réponse du steward a été
immédiate et fait le titre de mon blog : « That’s not my problem, I
am not paid to do that » (1).
Well, c’est à peu près ce que me répondrait sans
doute un(e) jeune si je lui demandais de me céder sa place assise dans le tram
ou le métro, quelle que soit la ville européenne. Et je pourrais sans doute me
considérer heureux qu’il (peut-être elle aussi d’ailleurs) ne m’ait pas fait le
signe habituel du majeur levé, les autres doigts repliés, que font les
automobilistes en 4x4 lorsque vous leur faites remarquer qu’ils n’ont pas
respecté la priorité qui vous revenait, ou qu’ils ont « oublié » de
signaler qu’ils changeaient de direction. Voire le piéton, ou le vélo qui traverse
au feu rouge alors que vous vous apprêtez à passer au feu qui, devenu vert,
vous est favorable. Et pour autant qu’il en ait le temps.
On finit par s’y faire et parfois on se reprend à
leur rendre un aimable signe de la main pour se remercier soi-même de leur
avoir cédé la priorité. Mais je n’avais jamais entendu ou lu ce que raconte
Jouannais (2), que j’ai déjà cité il y a peu, mais son humour est inépuisable.
Voici une citation tirée de son chapitre intitulé les Moi-Je :
« Il existe, en région
parisienne, deux stations-service équipées de jets de salissage. Il s’agit de
dispositifs du genre Karcher destinés non pas à nettoyer les carrosseries, mais
au contraire à les salir, en projetant de l’eau mêlée de boue synthétique. Les
clients en sont des cadres dynamiques et très urbains, possesseurs de véhicules
tout-terrain. Ces 4x4 sont bien évidemment conçus pour participer à des rallyes
africains, et ne se trouvent aucunement adaptés à quelques petits trajets
quotidiens entre la place de la Concorde et Neuilly. Aussi, autant pour
justifier l’utilisation de tels véhicules—lesquels sont parfois équipés de
pelles de désensablement et de jerrycans de sécurité—que pour éviter la honte
du bluff le plus grotesque, les conducteurs en question font-ils salir leur
véhicule d’aventurier pour faire comme si… Comme si, en effet, ils risquaient
leur vie chaque week-end dans le désert du Néguev. L’art du Moi-Je, qui nous
invite à d’émouvantes croisières dans les entrailles de nos créateurs,
superposant la psyché de l’artiste et le cosmos, s’apparente assez à cette
technique de salissage automatique ».
Tout compte fait, il est
vrai qu’à Bruxelles, la place Stéphanie et le goulet de l’avenue Louise sont
pleins de ces 4x4 vides et garés en double file, ce qui me porte à croire qu’il
doit y avoir dans les parages une station de salissure et que leurs conducteurs
et conductrices y attendent leur tour en prêtant leur chevelure à un brushing
quotidien bien mérité. C’est décoiffant.
(1)
« Ce n’est pas mon problème, je ne suis pas payé pour faire cela ».
(2)
Jean-Yves Jouannais, Artistes sans
œuvres, I would prefer not to, Paris : Editions Verticales/Phase Deux,
2009.
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