Pierre Pestieau
La crise a comme conséquences une
baisse du revenu réel de nombreux ménages et une augmentation des disparités
sociales. Il n’est dès lors pas étonnant que la question du pouvoir d’achat se
pose de manière récurrente. Qu’entend t’on par pouvoir d’achat? Est-il corrélé
au sentiment de bien-être que nous éprouvons ? Mesure-t-on correctement
ses hausses et surtout ses baisses ?
Il importe dès l’abord de distinguer le
pouvoir d’achat à un moment donné et son évolution dans le temps. Traditionnellement,
on mesure le pouvoir d’achat d’un ménage en prenant son revenu total et en le
pondérant par une échelle d’équivalence qui permet de comparer les revenus de
ménages de tailles différentes. Typiquement pour un pouvoir d’achat équivalent
à celui d’un célibataire qui gagne 1 000 euros on devra donner à un couple sans
enfant 1 500 euros et à un couple avec deux enfants 2 100 euros (1). Cela
permet de tenir compte de ce que les économistes appellent des économies d’échelle,
entendant par là que de nombreux biens de consommation peuvent être partagés.
Pour analyser l’évolution du pouvoir d’achat, on utilise généralement le revenu
réel du ménage dûment pondéré. Ce revenu est obtenu à partir du revenu nominal
ajusté pour le taux d’inflation, le même pour tous.
Cette méthode a l’avantage de la simplicité ;
elle peut cependant entraîner des erreurs de jugement parce qu’elle ne tient
pas compte de différences de situations qui ne proviennent pas uniquement de différences
de revenu et de taille de famille mais aussi de différences de préférences ou
de santé. Prenons 3 individus en tout point semblables sur le plan financier, mêmes
revenus, même situation de famille. Le premier souffre d’un handicap physique
qui l’oblige à recourir à des services dont les autres n’ont pas besoin. Le
second a des goûts de luxe ; il n’achète que des produits de marque ;
le troisième est « normal ». On peut difficilement affirmer que
ces trois individus ont le même pouvoir d’achat.
On le voit la comparaison des pouvoirs
d’achat à un moment donne pose problème mais pas autant que la comparaison dans
le temps. On commencera par un exemple simple. Deux individus qui consomment
deux biens : des denrées alimentaires et de l’électronique (quand j’étais étudiant
le choix était entre canons et beurre, ou entre vin et textile ; les temps
changent). Ils ont le même revenu qui double en cinq ans. Sur la même période,
le prix de l’électronique ne bouge pas mais celui des denrées alimentaires
quadruple. Le premier individu consacre ¼ de son budget à l’électronique, le
second ¾. Sous certaines hypothèse, on aboutit à un taux d’inflation égal à
200%. Du coup, le revenu réel de nos deux individus semble
demeurer constant. Il y a clairement un problème puisque l’on peut affirmer que
la personne qui consomme surtout des denrées alimentaires s’appauvrit alors que
celle qui a une forte préférence pour l’électronique s’enrichit. L’idéal, on le
devine, serait d’avoir un taux d’inflation propre à chaque individu. Dans notre
exemple à deux personnes, qui ont le même revenu et ne modifient pas leur
structure de dépenses, cela ne poserait pas de problème. Dans la société réelle
les gens ont des revenus et des préférences différents et il faut bien se
rabattre sur un seul taux d’inflation qui est bien sûr porteur de biais.
Il existe certaines recherches qui
soulignent que ces biais sont importants et jouent au détriment des classes les
plus défavorisées. Ces études recommandent un taux d’inflation qui tienne
compte de cette réalité en excluant par exemple les biens dont la consommation
augmente plus que proportionnellement avec le revenu, typiquement l’électronique.
Jusqu’à présent, j’ai fait l’hypothèse que les individus
étaient dotés de préférences stables et rationnelles. Or on observe que
beaucoup procèdent à des dépenses qui n’augmentent pas nécessairement leur
utilité. Plusieurs raisons à cela. L’effet cliquet qui fait qu’une consommation
atteinte est difficilement réduite du fait des habitudes et des engagements qui
ont été pris. En outre, il y a le
phénomène d’accoutumance. On devient accroc à certains biens de consommation et
quelque soit leur prix, on continuera de les consommer. Les besoins ont
tendance à croitre de façon irréversible indépendamment des revenus. Or le
pouvoir d’achat est autant basé sur les besoins, concept en partie subjectif,
que sur le revenu disponible. Ce phénomène est typique de ce qu’on appelle
communément la société de consommation qui est fondée sur la création et la
stimulation systématique d'un désir d'acheter des biens de
consommation et des services dans des quantités toujours plus importantes.
La question qui se pose souvent est
celle de l’hiatus entre les statistiques officielles et le ressenti du pouvoir
d’achat. Plusieurs raisons objectives comme subjectives peuvent expliquer ce
fossé. On a souvent tendance à
considérer que la hausse des prix telle qu'elle est mesurée par l'indice des
prix est fortement sous-estimée. Il n'y a pas forcément contradiction entre ces
fortes hausses observées et la hausse des prix mesurée par les instituts
nationaux. La mémoire humaine est sélective. Il est certain que nous retenons
mieux les fortes hausses. De plus, la mémoire humaine est imprécise en ce qui
concerne les chiffres et, quand nous effectuons un achat, nous ne nous
souvenons pas avec une grande précision du prix que nous avions payé lors du
précédent achat du même produit. Par ailleurs, comme déjà évoqué, l'indice des
prix prend en compte la baisse de certains produits, en particulier les
ordinateurs et l'électroménager, dont l’achat est peu fréquent à la différence
de biens tels que l’énergie ou la nourriture que nous consommons
quotidiennement.
Outre ces questions de perception et le
fait que l’indice des prix est basé sur un panier de consommation moyen et
qu’il a tendance à être défavorable aux classes les plus défavorisées, il y
aussi l’ensemble des prestations publiques telles que l’enseignement ou les
soins de santé qui sont fournis gratuitement et s’ajoutent à la consommation
privée. Elles contribuent certainement à augmenter le pouvoir d’achat de tous,
et des pauvres en particulier, peut-on espérer.
En résumé, quand on parle de
l’évolution du pouvoir d’achat et surtout de son éventuelle baisse, il convient
de distinguer le pouvoir d’achat objectif, basé sur des considérations purement
financières et le pouvoir d’achat ressenti qui obéit à des facteurs
psychologiques. Le pouvoir d’achat objectif n’est pas bien mesuré par le revenu
disponible réel parce que la mesure standard de l’inflation ne tient pas compte des paniers de
consommation individuelle. En outre le revenu disponible n’intègre pas une
série de prestations publiques telles que l’assurance santé, l’aide familiale
et le logement social qui s’ajoutent à la consommation privée. Par ailleurs, le
ressenti du pouvoir d’achat est influencé par des facteurs tels que
l’accoutumance, les effets de mode et la comparaison avec les autres (une
hausse de revenu de 10% d’un collègue ou d’un parent peut annuler la joie que
vous apporte une hausse de 5% de votre propre revenu). Rappelons que les
enquêtes sur le bonheur révèlent que le pouvoir d’achat ne joue qu’un rôle
secondaire dans le sentiment de bonheur. Sont aussi importants, l’état de sante
et la qualité du réseau social et familial auquel on appartient.
(1)
L'échelle utilisée au niveau de l’Union Européenne attribue un poids de 1 pour
le premier adulte du ménage, de 0,5 pour chacun des autres adultes (âgés de 14
ans ou plus) et de 0,3 pour chaque personne de moins de 14 ans.
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