Victor
Ginsburgh
Reconstruction de le Tour de Babel |
Il y a des
langues qui ont de la chance. L’anglais par exemple. Presque tous les noms
communs sont neutres à quelques exceptions près comme celle de ship (bateau), dont on dit she sails out (elle quitte le quai, ou
encore, elle met les voiles). Mais directeur.e s’écrit et se dit director, professeur.e ou écrivain.e
s’écrivent professor et writer, et droits de l’homme se dit human rights. Il n’y a donc rien à
changer dans la grammaire et l’écriture de l’anglais. Et s’il est question d’un
pupil (un.e élève), on écrira, dans
le cours du texte de temps en temps un she
et de temps en temps un he pour
indiquer que cela pourrait être une fille, mais aussi un garçon. Chacun.e a sa
chance. Victor Margueritte avait d’ailleurs déjà inventé le mot garçonne dans son livre éponyme qui date
de 1920.
Il est évident
que les noms des professions doivent être féminisés, encore que je trouve
souvent ces nouveaux mots assez « laids » et ne vois pas
nécessairement pourquoi il faut dire « la professeure » et pas
simplement « la professeur », mais bon, le changement rend la langue
écrite parfaitement compréhensible et logique. Mais faudra-t-il appeler
« marine » un marin femme ? L’écriture inclusive est par contre
très laide. Pourquoi pas « les ambassadeurs et les ambassadrices » au
lieu de les « ambassadeur.rice.s », que même mon correcteur
d’orthographe n’accepte pas. Et pourquoi pas une « ambassadeure » qui
rendrait les choses plus simples, puisqu’on dit professeure.
La
féminisation des mots aussi bien que l’écriture inclusive peuvent d’ailleurs
aller dans un sens non désiré. Eva Markovsky (1) et Astghik Mavisakalyan (2) ont en effet montré que dans les pays
où la langue majoritaire est « genrée », comme l’est le français, les
femmes participent moins à la force de travail (sur base des recensements). De
plus, dans ces pays, les populations sont plus antiféministes que dans les pays
où la langue n’est pas genrée : une plus large proportion de la population
(que dans les pays sans « genre ») estime que les femmes ne devraient
pas avoir le même accès que les hommes à certains emplois. Enorme, quand même,
pauvre France…
Alain Rey vous regarde |
Mais, je me trouve en la
bonne compagnie d’Alain Rey, linguiste et lexicographe, qui a longtemps présidé
aux destinées du dictionnaire Robert
pour trouver que l’écriture inclusive est difficile à avaler et à appliquer. En
bref, Alain Rey explique que « c’est l’usage qui a raison. Réinsuffler de la
créativité dans un système aussi contraignant et aussi normalisé que la langue,
c’est compliqué : on se heurte à la structure profonde du français. Une langue
comme le français, c’est 1 000 ans de pensée et d’expression collective qui
inscrivent dans les gènes une manière de s’exprimer. C’est peut-être
malheureux, mais il n’y a plus de place pour une organisation de ce type dans
le monde contemporain. Les Etats sont impuissants à modifier la langue, on ne
voit pas très bien comment une assemblée, aussi valeureuse qu’elle soit, pourrait
y parvenir. C’est une trace du passé (3) ».
Alors comment
l’usage du parler de tous les jours ou du discours, ou tout simplement du cours
va-t-il pouvoir s’accommoder du « plusieurs député.e.s pensent que… ».
Faudra-t-il dire « Plusieurs député point E point S pensent que… ».
Ou croit-on que l’usage va se propager parce qu’on pourra lire dans un texto,
devenu pratiquement la seule littérature d’un grand nombre de jeunes,
« plusieurs député.e.s pensent que… ». Ou encore les marin.e.s ont pris
le large dans leur barque ?
De plus, écrivent deux
correctrices du Monde (4) :
« Certains
d’entre nous (et certaines : les femmes sont bien plus nombreuses dans les
services de correction ; le féminin devrait-il l’emporter sur le
masculin ?) pensent que le fait de féminiser ‘artificiellement’ et de
façon volontariste la langue ne changera pas les mœurs et qu’il est déjà
suffisamment difficile de jongler avec une grammaire compliquée (pour les
accords surtout) sans ajouter de nouvelles règles : on ne décrète pas les
changements d’une langue, on ne « moralise » pas la langue. D’autres
sont persuadés, au contraire, que certains détails influent sur un mode de
pensée, pèsent sur celui-ci, ou qu’ils ne sont que la confirmation d’une
évolution voulue et l’entérinent : il faut forcer les résistances, dans la
langue comme ailleurs ».
(1) Eva Markowsky (2017), Speaking and gender: Does
language affect labor market outcomes, Paper presented at the Conference on
Language Skills for Economic and Social Inclusion, Berlin, October 2017.
(2) Astghik Mavisakalyan
(2015), Gender in language and gender in employment, Oxford Development Studies 43, 403-420.
(3) Alain
Rey : Faire changer une langue, c’est un sacré travail ! », Le Monde, 23 novembre 2017.
(4) Muriel Gilbert et Marion Hérold, Comment les correcteurs du Monde
débattent sur la langue, Le Monde, 23
novembre 2017.
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