mercredi 13 mars 2019

Juif : de non-sioniste à antisioniste

Victor Ginsburgh

La récente « tentation » française d’assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme, qui faisait suite à une attaque non pas antisémite mais plutôt antisioniste, a heureusement fait naufrage. Mais elle m’a rappelé qu’il y a près de dix ans, j’avais été invité à Gand à faire une conférence sur le sujet « Peut-on être Juif sans être sioniste ? ». Dès la première phrase je « rassurais » mon auditoire en répondant « oui », parce que l’Etat d’Israël existe et que la notion de sionisme a perdu son sens. Comme l’écrit Ilan Greilsamer (1) en 2005, si l’objectif politique des sionistes était « la création d’un Etat juif souverain en terre d’Israël, cet objectif a été atteint avec la proclamation d’indépendance [en 1947] ».
Abraham Yehoshua

Pourquoi devrais-je, si cela n’a aucun sens, être sioniste ?

La notion avait d’ailleurs perdu son sens bien avant, explique le philosophe juif Abraham Yehoshua (2), puisque lors de la sortie (très probablement légendaire) d’Egypte sous la conduite de Moïse « il avait été clairement expliqué au peuple juif, que la possibilité d’une existence nationale lui est offerte sans la possession d’un territoire ». Le même Yehoshua suggère que l’exil qui a suivi il y a deux mille ans n’a pas été imposé au peuple juif. Il a été choisi par deux millions de Juifs qui ont quitté volontairement la terre de Palestine et, curieusement, l’expulsion des Juifs d’Espagne et du Portugal en 1492 les a dispersés dans tout le bassin méditerranéen, à l’exception de la Palestine.

Au début du 19ème siècle, le peuple juif comptait 2,5 millions d’âmes dont 5.000 seulement vivaient en Palestine et le recensement de 1893 y dénombre 415.000 musulmans, druzes et chrétiens, et 42.000 juifs. En 1930, 175.000 Juifs sont installés en Palestine, alors que leur nombre aux Etats-Unis passe de 250.000 en 1870 à 4 millions en 1940. Ceci ne ressemble pas tellement à ce que Netanyahou prévoyait—il a légèrement changé son texte final par la suite—d’expliquer à l’Assemblée Générale des Nations-Unies en septembre 2011 (3) : « … Nous ne sommes pas des étrangers en Israël et nous y avons des droits vieux de 4.000 ans ».

Le choix de la Palestine par les sionistes à la fin du 19ème siècle était évidemment souhaité, mais n’était pas inéluctable. D’ailleurs, écrit le philosophe Yehoshua, on parlait sionisme « non pas à cause d’une nouvelle nostalgie pour la Terre d’Israël ni à cause d’une haine soudaine à l’encontre de l’exil ». A l’époque où Herzl invente le sionisme, la majeure partie des Juifs, et en particulier les classes laborieuses, le rejettent. Et, au même moment naît en Russie un mouvement socialiste juif, le Bund (association), qui s’est immédiatement et fermement opposé au sionisme.

Le juif russe, Asher Ginzberg (4), qui était pourtant sioniste et luttait pour un Etat juif avait visité plusieurs fois la Palestine. Voici comment il décrit le pays à la fin du 19ème siècle : « Nous avons l’habitude de croire, hors d’Israël, que la terre d’Israël est aujourd’hui presque entièrement désertique, aride et inculte et que quiconque veut y acheter des terres peut le faire sans entrave. Mais la vérité est tout autre. Dans tout le pays, il est dur de trouver des champs cultivables qui ne sont pas cultivés. Nous avons l’habitude de croire, hors d’Israël, que les Arabes sont tous des sauvages du désert. Mais c’est là une grande erreur. L’Arabe a une intelligence aiguë et rusée. S’il advient un jour que la vie de notre peuple dans le pays se développe au point de repousser, ne fût-ce qu’un tout petit peu, le peuple du pays, ce dernier n’abandonnera pas sa place facilement ».

Ce que nous voyons aujourd’hui lui donne évidemment raison, et a aussi été perçu par le sociologue juif Georges Friedmann (5) en 1965 : « … la Diaspora juive n’a d’autre rôle que de servir Israël, centre et seul foyer spirituel du judaïsme ». Il conseillait aux dirigeants politiques et religieux d’Israël d’être plus circonspects : « Le peuple et l’esprit juif », écrit-il, « sont exposés à de graves périls, sur la terre même d’Israël. Je prends pour ce qu’il vaut ce propos d’un jeune intellectuel canaanite : l’agence juive [chargée de susciter l’immigration vers Israël] devrait désormais aider les Juifs non pas à quitter la Diaspora, mais à y demeurer. Boutade féroce », ajoute Friedmann, « mais qui prête à réfléchir ».

Mais la notion de « sionisme » change tous les dix ans. Je cite à nouveau Greisalmer (p. 114) : aujourd’hui on considère « comme sioniste tout Juif qui soutient et aime Israël, qui veut l’aider et le renforcer, et qui accorde une place centrale à l’Etat d’Israël comme vecteur de son identité juive ». Ce qui me rappelle une discussion récente avec le directeur de la revue juive Regards, qui essayait de me persuader que si j’étais vraiment Juif, j’aurais aussi de l’amour pour Israël.

Là évidemment, et tout en étant vraiment Juif, je dis « non ». Je ne peux pas supporter ce qui se passe en Israël, et qui date de bien avant Netanyahou. En 1968 déjà, Amos Oz (6), l’écrivain israélien décédé il y a peu, écrivait : « Au lieu de donner l’exemple aux nations, nous sommes devenus comme elles, et qui sait si nous ne comptons pas parmi les pires ».

Voilà pourquoi, je ne suis pas sioniste et m’y tiendrai au moins aussi longtemps que les Palestiniens n’auront pas leur Etat et seront considérés comme des citoyens de seconde zone en Israël même.

Rotem Sela
Ce qui n’est malheureusement pas près d’arriver. A une jeune actrice israélienne et speakerine de télévision, Rotem Sela, qui avait écrit : « Que Dieu nous aide, les Arabes sont aussi des êtres humains », Netanyahou répond « Israël n’est pas l’Etat de tous ses citoyens. Israël est l’Etat-nation des Juifs uniquement » (7). Ceci date du 10 mars 2019 !

En date de ce 13 mars, Gideon Levy, journaliste à Haaretz ajoute que « l'apartheid n'a pas commencé et avec Netanyahou et ne finira pas avec lui. Ce n'est pas lui le problème, mais le peuple d'Israël  » (8).

Personne ne pourra s’étonner qu’à force de voir et d’entendre de tels propos, on finirait bien par abandonner le non-sionisme et devenir antisioniste.


(1) Ilan Greilsamer, Le sionisme, Paris : Presses Universitaires de France, 2005, p. 110.
(2) Abraham Yehoshua, , Pour une normalité juive, Paris : Liana Levi, 1992, p. 11.
(3) Barak Ravid, Netanyahou : Palestinian statehood bid at UN bound to fail, Haaretz, September 18,  2011.
(4) Asher Ginzberg, cité par Alain Gresh, Israël, Palestine, vérités sur un conflit, Paris : Fayard, 2002, pp. 49-50
(5) Georges Freidmann, Fin du peuple juif ?, Paris : Gallimard, 1965, p. 354.
(6) Amos Oz, Mon Michaël, Paris : Gallimard, 1998, p. 195. L’ouvrage a été publié en 1968 en Israël.
(7) Editorial, ‘Israel is the Nation-state of Jews alone’ : Netanyahu responds to TV star who said Arabs are equal citizens, Haaretz, March 10, 2019.
(8) Gideon Levy, Netanyahu isn't the problem. The Israeli people are, Haaretz, March 13, 2019.

P.S. Lisez aussi la superbe lettre que l’écrivaine libanaise Dominique Eddé a envoyée à Alain Finkielkraut. https://www.lorientlejour.com/article/1160808/lettre-a-alain-finkielkraut.html
Merci à S. qui me l’a fait connaître.


2 commentaires:

  1. Merci Victor pour cette clarification. On en avait bien besoin. Je te suggère de l'envoyer à Monsieur Macron...

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  2. La lettre de Dominique Eddé est superbe. Justesse et ouverture. A lire (et relire). Que peut répondre Finkielkraut ? Répondra-t-il ?

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