Stéphane Ginsburgh et Victor
Ginsburgh
En mauvais français, le titre peut
se lire « À propos des artistes célèbres et des clous ». En effet, depuis
les débuts du confinement, les artistes reçoivent des clous, sauf s’ils ont un autre
métier, par exemple professeur attitré dans une école de théâtre, une académie,
un conservatoire ou une université. Les autres n’ont qu’à bricoler. Ils auront
alors besoin de clous, mais heureusement pour eux, les centres de bricolage ont,
depuis samedi dernier, l’autorisation de rouvrir leurs portes. Sinon, la
musique vivante, comme le théâtre sur les planches, et les peintres ou écrivains—ou
du moins leurs œuvres—coincées dans les galeries, les musées et les librairies,
tous fermés, sont presque en voie de disparition, heureusement pas encore à
cause du Covid-19.
Nous avons bien écouté, vendredi dernier,
les remarques de notre Première Ministre, Sophie Wilmès, dont il faut
reconnaître les responsabilités énormes qui pèsent sur elle. Et puis, l’un
d’entre nous a connu son père, Philippe Wilmès, qu’il rencontrait de temps à
autre dans un petit restaurant italien, lorsque tous deux travaillaient encore à
Anvers, à une époque (1965-1970) où lui était encore marin dans la marine belge
et haussait peut-être le pavillon avant de se hausser dans le rôle de banquier
et de professeur à l’UCL, tandis que l’autre était économiste dans l’industrie belge
du tabac, tout en fumant des Gitanes et pas des Belga.
La Première Ministre a parlé de
beaucoup de choses, de centres de bricolage et de jardinage, notamment, mais pas
dit grand-chose (voire rien) à propos des artistes. Et ce pendant qu’en Grande-Bretagne,
on ouvre prudemment les galeries d’art (1) et qu’en Autriche le gouvernement permet
progressivement des répétitions d’artistes professionnels, des festivals
d’opéra (Salzburg, Bregenz, entre autres), ce qui semble dire que la saison
aura bien lieu. L’Allemagne, par contre, a déjà avancé l’idée que toutes ses
salles resteront fermées jusqu’en juin, non pas 2020, mais bien 2021.
Bien entendu, les réactions ont
envahi la presse (2a-2d). Il y a, en particulier, une lettre ouverte écrite par
le danseur, comédien et chorégraphie, Clément Thirion (2e) adressée à la Première
Ministre à propos de la phrase, sans doute malheureuse, qu’elle a prononcée il
y a quelques jours, en réponse à une question parlementaire de François De Smet
au sujet des allocations de chômage aux artistes :
de la culture? |
« Je sais que [ces
mesures] sont une maigre consolation quand on est un artiste et qu’on a envie,
et surtout qu’on a besoin, de s’exprimer publiquement. J’espère qu’ils pourront
trouver d’autres moyens de le faire, pour passer comme les autres, à leur
manière, cette crise sans trop d’encombres. »
À quoi Clément Thirion
répond :
« Cette réponse pourrait laisser
entendre que les artistes souffrent avant tout de ne pas pouvoir s’exprimer en
public. Il me semble que ce point de vue pose problème à plusieurs égards. Tout
d’abord, à cause de cette crise, ce n’est pas de ne plus chanter ou danser en
public dont souffrent beaucoup d’artistes mais bien de ne plus pouvoir payer
leur loyer ou d’aller faire leurs courses. »
Mais il faut laisser à Sophie Wilmès
le droit de ne pas tout réinventer, alors qu’elle doit gérer une situation dont
personne ne parvient réellement à sortir. Et puis, elle a peu de choses auxquelles
se raccrocher. Il faut bien dire que la « culture » n’a jamais été
bien traitée du côté francophone. Même s’il y a quelques mois, la Flandre qui
soutenait bien mieux les artistes, en ce compris des francophones, a aussi
réduit ses subventions. Bref, que ce soit avant ou après le Corona, la Belgique
se fout de la culture depuis longtemps.
Parce que même durant la guerre
1940-45, les choses semblaient plus simples. Bien sûr, il y avait un couvre-feu
à une certaine heure de la nuit, mais un vieil ami qui devait avoir 18 ans à
l’époque jouait presque tous les soirs au club, à l’époque, très couru, le
« Bœuf sur le Toit », Porte de Namur. Et on peut imaginer que les
librairies restaient ouvertes, purgées de certaines œuvres remplacées par
celles du Führer. Le théâtre aussi, puisque la pièce Les Mouches de Jean-Paul
Sartre, a été montée en juin 1943 au théâtre Sarah-Bernhardt (rebaptisé théâtre
de la Cité, bien sûr) (3) il était possible d’écouter, non seulement les
marches des soldats bottés, mais aussi de la musique classique, à l’exception
de Mendelssohn, sans doute.
Ceci dit, chez nous, en ces jours, les
galeries d’art, les musées, les théâtres, les salles de concert, les opéras
sont tous clos, et comme dit plus haut, la plupart des travailleurs occupés
dans ces fonctions, reçoivent des clous. Et qu’arrive-t-il à tous les artistes
belges qui étaient invités à l’étranger sous contrat ou pas, mais que vaut un
contrat devant le Sieur Corona ?
Nathalie Bamps de L’Echo écrit (4) : Les centres
culturels ne savent pas où ils vont. Leurs directeurs [...] sont inquiets pour
les artistes, et incapables de prévoir ce qu'il adviendra de la saison
2020-2021. Et pourtant, la vente des abonnements va démarrer [...] L’annonce
par la ministre de la Culture en Fédération Wallonie-Bruxelles, Bénédicte
Linard (Ecolo), d’un fonds d'urgence de près de 8,4 millions d’euros pour aider
le secteur culturel ne les rassure qu’à moitié ».
Comment peut-on imaginer que 8,4
millions d’euros puissent suffire ? Le gouvernement de Berlin (pas de
l’Allemagne entière), c’est-à-dire de 3,8 millions d’habitants s’est engagé, le
30 mars, à distribuer 500 millions d’euros endéans les quatre jours et
l’Allemagne dans son ensemble porte ce chiffre à 50 milliards d’euros pour les petites
entreprises, les free-lance, y compris les artistes (5). Les chiffres
raisonnables pour la Fédération sont bien au-delà de ce ridicule montant de 8,4
millions. En 2016 déjà, Paul Dujardin, directeur du Bozar, décrivait la
situation dans les musées de Bruxelles (6) :
« Des seaux à côté de chefs-d’œuvre, des pigeons dans
les salles d’exposition des musées. Malgré le budget de 150 millions de la
Régie des Bâtiments pour 2016, censé entretenir les propriétés de l’Etat – dont
les Institutions Culturelles Fédérales (ICF) et les Etablissements
Scientifiques Fédéraux (ESF) – nos musées tombent en ruines. Quelles solutions
pour pallier cette situation catastrophique, […]. »
Bien sûr, nous trichons
un peu, parce qu’il s’agit ici des bâtiments publics en 2016, mais c’est un
ordre de grandeur de ce que coûte la « culture » bien comprise, et ce
ne sont pas les 8,4 millions, même si ce sont des euros, qui changeront
beaucoup les choses : En comptant 1 000 artistes, cela fait 700 euros par
mois par artiste. Si l’on vise une réouverture des salles en septembre 2021, le
compte n’y est pas !
Si vous en voulez plus,
voici ce qu’écrit en avril 2020, Nathalie Bamps, encore (4) : « Selon
l’agence culturelle BE Culture, 10 000 événements ont déjà été annulés suite
aux annonces de confinement ». Ce qui nous fait 840 euros par événement.
Nous voulons bien être économe, mais il ne faut pas exagérer.
L’un de nous a reçu personnellement
une longue lettre d’un éditeur belge de Bruxelles, qui publie peu, encore que, mais
dont chaque livre est un petit chef-d’œuvre. En voici quelques extraits :
« Comme tu
t’en doutes, la pandémie et le confinement auront été une catastrophe de masse
pour tous les livres qui devaient paraître en mars et avril et même en mai [de cette année] puisque les
mises en place en librairie n’ont pas pu être faites et que ces nouveautés vont
être en compétition sur les tables des libraires avec les nouveautés qui
étaient prévues pour l’été, voire sacrifiées comme ces expos et spectacles qui
ne peuvent être reportés pour ne pas annuler ou décaler les spectacles
suivants… Heureusement nos livres résistent à l'épreuve du temps. [Mais les]
petits éditeurs indépendants [n’en sont pas moins] asphyxiés par les cinq
grands groupes (Hachette, Editis, Gallimard, Albin Michel, Le Seuil-La
Martinière) ! Il faut savoir que les mises en place en librairie ont chuté de
près de 50 pourcent en dix ans et que la plupart des éditeurs indépendants
doivent eux-mêmes aller faire des dépôts dans quelques librairies et vendre en
ligne sur leur site pour survivre à grand peine. La biographie d’Eric Losfeld, un
des meilleurs éditeurs français ne s’appelait pas pour rien Endetté comme
une mule et ce n’est pas près de changer [au contraire]. Voilà le monde
dans lequel on se débat. »
La mort des
petites entreprises et des indépendants est à nos portes. Ce qui nous fait
penser à un article écrit par Joel Kotkin le 14 avril 2020 (7) et qui
s’intitule « Who will prosper after the plague ? » (Qui va
prospérer après la peste ?) auquel l’auteur répond : « Le
secteur tech et les managers deviendront plus riches, alors que les autres
deviendront leurs serfs. »
Ce qui rejoint
parfaitement ce qu’écrit sur Le Soir
(8) : « Près d’un
travailleur sur 5 (18 pourcent) craint de perdre son emploi à cause de la crise sanitaire et des conséquences économiques qu’elle
entraîne ». Et c’est pire en France, où
la proportion monte à 33 pourcent.
Et cela vient de commencer aux Etats-Unis qui ont débloqué 349 milliards de
dollars pour aider les entreprises en difficulté. Pour le moment, la priorité
va aux entreprises importantes et aux propriétaires fortunés et les autres
n’ont qu’à attendre leur tour. Qui viendra sans doute lorsque les 349 milliards
seront épuisés, alors que la convention entre l’Etat et les banques spécifiait
que les crédits devaient être examinés dans l’ordre d’arrivée de la demande des
entreprises (9).
(1). Catherine Hickleyn, In cautious loosening of lockdown,
Germany allows art galleries to reopen, The
Art Newspaper, 17 April 2020.
(2a)
Stéphane Louryan, La culture est aussi un bien de première nécessité, Le Soir, 17 avril 2020,
https://plus.lesoir.be/295223/article/2020-04-17/la-culture-est-aussi-un-bien-de-premiere-nécessité.
(2b)
François de Smet, Question parlementaire à la Première Ministre Wilmès, 17 avril 2020, https://videopress.com/v/4eof7I4P
(2c)
Lettre de Clément Thirion, comédien, en réponse aux propositions de la Première
Ministre Wilmès, 17 avril 2020,
https://www.facebook.com/groups/conseildead/permalink/3005768519482690
(2d)
Michaël Delaunoy, Interview du Directeur du théâtre Le Rideau de Bruxelles,
RTBF, La Première, 19 avril 2020, https://www.rtbf.be/auvio/detail_invite-michael-delaunoy-directeur-du-theatre-le-rideau-de-bruxelles
(2e)
Clément Thirion, Madame la
Première ministre, réduire notre problématique à une frustration narcissique me
semble particulièrement déplacé, La Libre,
20 avril 2020.
(3) Jérôme Dupuis, Sartre, années
noires, L’Express, 30 septembre 2014.
(4) Nathalie Bamps, Des centre culturels perdus dans le smog du Covid-19, L’Echo, 10 avril 2020, https://www.lecho.be/culture/general/des-centres-culturels-perdus-dans-le-smog-du-covid-19/10220157.html10 avril 2020 https://www.lecho.be/culture/general/des-centres-culturels-perdus-dans-le-smog-du-covid-19/10220157.html
(5) Kate Brown et
Naomi Rea, There will be enough for everyone : Berlin distributes 500
million euros to artists and freelancers within four days of launching its
grant program, Artnet News, 31 March,
2020.
(6) Robin Thomas, Survie des musées : les observations
du directeur de Bozar passées au crible, 17 février 2016 https://jweb.ulb.be/survie-des-musees-les-observations-du-directeur-de-bozar-passees-au-crible/
(7)
Joel Kotkin, Who will prosper after the plague?, Tablet News, 14 April, 2020.
(8)
Coronavirus : Près d’un belge sur cinq a peur de perdre son emploi, Le Soir, 20 avril 2020
(9) Small-business owners say big banks ignored them
in favor of wealthy clients, The New York
Times, April 20, 2020.
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