jeudi 22 avril 2021

La gauche brahmane et le peuple de gauche

Pierre Pestieau

 

J’aurais pu intituler ce billet « Piketty. Le retour ». En effet, Thomas Piketty avait fait sensation, il y a 8 ans, avec la publication de l’ouvrage  « Le Capital au XXIe siècle » (1) où il étudiait la dynamique de la répartition des revenus et patrimoines dans les pays développés depuis deux siècles. Il remet le couvert aujourd’hui avec un livre qui devrait tout autant marquer les esprits. Ce livre intitulé « Clivages politiques et inégalités sociales » (2) pose une question fondamentale : Pourquoi la gauche ne séduit-elle plus les classes populaires ? Pour y répondre, une équipe internationale d’une cinquantaine de chercheurs s’est attaquée à l’étude des comportements électoraux en fonction des revenus, du patrimoine, du niveau d’éducation, des origines ethniques et de la religion. Ce livre couvre  une période longue (1948-2020) et pas moins de cinquante démocraties.

Le principal enseignement est qu’à partir des années 80 les classes populaires se sont détournées de la gauche. Jusqu’en 1980, le vote populaire allait vers les partis sociaux-démocrates et le vote « bourgeois » vers les partis conservateurs. Et ce, quelle que soit la mesure retenue pour définir « populaire » : niveau d’éducation, revenu, patrimoine. Les auteurs constatent cette évolution dans tous les pays, malgré des histoires politiques très différentes. Il y avait alors une adéquation entre les partis de gauche et le vote populaire. On pouvait parler de peuple de gauche.  Puis, progressivement, entre les années 1980 et 2000, de nouvelles fragmentations ont apparu, à la fois au sein des groupes socialement favorisés et des classes populaires. En haut de l’échelle, les plus hauts revenus ont continué à voter à droite, alors que les plus hauts diplômés sont passés à gauche. C’est ce que les auteurs appellent la « gauche brahmane » (3) ; on parle aussi de gauche caviar ou de bobos.

Le nouvel ouvrage de Piketty est remarquable pour la richesse des données qu’il rassemble. Il montre que cette évolution d’un clivage gauche-droite classique à l’abandon des partis de gauche par une grande partie du peuple de gauche se retrouve dans les 50 pays qui vont de la France à l’Argentine en passant par Taïwan. Comme tout travail de ce genre, il souffre du fameux qui « trop embrasse, mal étreint ». J’ai lu avec plus d’attention le chapitre consacré à la Belgique et je l’ai trouvé fort approximatif. Mais c’est inévitable dans ce genre d’exercice.

Reste une énigme : alors que les partis de gauche demeurent plus redistributifs que les partis conservateurs, pourquoi ne séduisent-ils plus les classes populaires ? Pour Piketty, interviewé dans L’Obs (4), ces partis ont une grande responsabilité dans cette évolution. Ils sont dans les faits moins redistributifs qu’ils ne le prétendent. En outre, ils ont été très loin dans des réformes visant à déréguler les marchés financiers, à libérer les mouvements de capitaux sans harmonisation fiscale préalable. Sur le vieux continent, ils se sont engagés dans le marché unique et  la monnaie unique, sans prendre en compte les conséquences inégalitaires d’une Europe uniquement centrée sur les échanges de capitaux et de marchandises.

Comment la gauche peut-elle retrouver le vote populaire ? Il faut remettre la question de la redistribution, de l’égalité et de la propriété au centre. On ne peut pas transformer le système économique, que ce soit pour résoudre les problèmes climatiques, les inégalités ou les discriminations, sans s’attaquer à son cœur, à la question de la diffusion de la propriété et du partage du pouvoir entre les parties prenantes des entreprises.

On peut être d’accord avec ce constat et alors, quoi? Comment réussir cette transformation ? Faut-t-il attendre une nouvelle générations de militants et de dirigeants ? Car pour l’instant la gauche connaît un terrible déficit d’idées et de personnes capables de retrouver le vote populaire qui, ces dernières années, s’est égaré dans des partis identitaires ou dans l’abstention.

Il me semble que l’une des raisons du désamour dont souffrent les partis de gauche est d’avoir privilégié la redistribution des revenus au détriment de la mobilité sociale. Leur erreur fatale est d’avoir négligé le bon fonctionnement de l’ascenseur social. Les enquêtes le montrent : l’absence de perspectives et le sentiment de déclassement  expliquent pourquoi une partie des classes populaires s’est jetée dans les bras des partis populistes.

 

(1). Piketty, Thomas, Le Capital au xxie siècle Le Seuil, Paris, 2013.
(2). Gethin, Amory, Clara Martínez-Toledano et Thomas Piketty (sous la direction de),  Clivages politiques et inégalités sociales. Une étude de 50 démocraties (1948-2020),  Le Seuil, Paris, 2021.  (Les données de ce livre sont en ligne : https ://wpid.world/fr/.)
(3). Dans le système indien des castes, les brahmanes constituent la classe intellectuelle.

(4) L’Obs, 3 avril 2021. https://www.nouvelobs.com/idees/20210403.OBS42268/pourquoi-la-gauche-ne-seduit-elle-plus-les-classes-populaires-l-analyse-de-thomas-piketty.html

1 commentaire:

  1. Merci Pierre pour ton article ! J'avancerais volontiers une autre hypothèse au désamour des partis de gauche, à savoir que ce dont souffrent leurs ex-électeurs est un problème économique (pour lesquels les partis de gauche ont une part de responsabilité) mais aussi un problème culturel (cf. Y. Algan et al.), et nous vivrions un divorce culturel entre partis de gauche et ancien électorat.
    Etienne

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