jeudi 2 avril 2015

Pois(s)on d’avril

Victor Ginsburgh

Le débat passionne, poissonne ou empoisonne, selon les cas. Les médecins vous conseillent un peu de poisson chaque semaine, ou encore de varier les poisons. Rien ne semble tout à fait rassurant sur le plan de la santé.

Mais c’est pire sur le plan de l’écologie. Les bovins nous collent plein de gaz de serre durant leur broutage quotidien, les porcs nous emmerdent avec leur lisier : En France en 2002,  « les déjections d’élevage animal incluant fumiers et lisiers représentaient 275 millions de tonnes, soit la moitié du total des déchets produits (570 millions de tonnes) ». Heureusement, continue l’article, les fumiers et lisiers sont constitués d’eau à plus de 90 pour cent (1).

Alors, tant qu’à faire, pourquoi ne pas manger des animaux qui vivent dans l’eau, au moins ils ne salissent pas notre bonne vieille terre, même s’il ne s’agit que de 10 pour cent, tandis que 90 pour cent retournent dans nos nappes phréatiques, et sont aussitôt re-pompés pour servir d’eau pétillante ou plate, à 5 euros la bouteille dans les bistrots. C’est quand même sympa et instructif d’apprendre que le demi litre d’eau de fumier ou de lisier se vend au prix de 5 euros.

Mais il y a pire. Je viens de lire un long article sur les pêcheries indonésiennes, utilisatrices d’esclaves. L’article commence plutôt « fort » (2) :


Birman dans une cage, mais quand même sur une belle île du
Pacifique, on ne peut pas tout avoir (photo Associated Press)
« Huit esclaves birmans sont assis par terre et regardent à travers leur cage fermée à clé, dans une petite île tropicale [c’est pas si mal], à des milliers de kilomètres de leur domicile [presque du tourisme, quoi]. Ils sont emprisonnés parce que considérés comme possibles fuyards. Ils vivent d’un bol de riz au curry par jour, dans un espace qui leur permet à peine de se coucher, en attendant la pêche suivante. A quelques pas de là, d’autres travailleurs chargent sur des bateaux les fruits de mer qui feront la joie des supermarchés, restaurants et autres magasins de nourriture pour animaux [j’ai un chat qui adore ça], même s’ils sont pêchés par les esclaves », ce que les chats ne savent évidemment pas.

Les esclaves, par contre, savent que ce qu’ils pêchent a de la valeur parce qu’il leur est interdit d’en manger ($7 milliards d’exportations en 2014). Ils peuvent néanmoins boire de l’eau non potable et travailler 20 à 22 heures par jour, sans aucun congé. Et s’ils se montrent mécontents, ils se voient fouettés avec des queues de raie ou de pastenague connues pour être venimeuses.

Dans cette île perdue au milieu de l’Océan Pacifique, poursuit l’article, des centaines d’hommes sont piégés et forcés de participer à ce commerce. « Ce qui vous sépare des hommes qui pêchent les fruits de mer de ce que vous mangez, rend floue une vérité brutale : Vos fruits de mer sont un produit de l’esclavage moderne ».

Je dis « vous » avec intention, parce que je ne suis pas un bouffeur de fruits de mer, ni de poisson d’ailleurs. Je commence à comprendre pourquoi. Je mange du bœuf, de préférence rouge et grillé, ce qui augmente mes chances de me retrouver avec un joli cancer. Mais finalement, à l’âge que j’ai, je préfère mon futur cancer que vivre en pensant, depuis que j’ai lu cet article, aux esclaves birmans.

Ceci n’est évidemment et malheureusement pas un poisson d’avril.


(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Lisier


(2) Robin McDowell, Marie Mason and Martha Mendoza, Associated Press investigation : Are slaves catching the fish you buy ?, Associated Press, March 25, 2015, http://bigstory.ap.org/article/b9e0fc7155014ba78e07f1a022d90389/ap-investigation-are-slaves-catching-fish-you-buy

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