mercredi 29 avril 2015

Par les temps qui courent…

Victor Ginsburgh
Kamel Daoud

Lisez avec respect ce qu’écrit Kamel Daoud, écrivain et journaliste au Quotidien d’Oran, oui, vous avez bien lu : Oran en Algérie. Lisez très lentement cette chronique si précieuse par les temps qui courent, et quelle que soit la religion à laquelle vous pensez. Sa chronique a pour titre ‘Il faut être laïc pour sauver la religion’ (1) :


« Dans le monde dit ‘arabe’, c’est le ciel qui trace les frontières de la Terre et transforme les nations en nuages éphémères. C’est le nouveau siècle et les pays du coin sont des tracés sur le sable, entre une caravane avec un hymen et un drapeau, une prière ou un colon. Le ciel s’y joue et tue l’homme qui passe ou s’y attarde. Cela se passe ainsi quand on ne sépare pas religion et Etat, péché et délit. ‘Séparer l’Etat de la religion sauve l’Etat bien sûr, mais sauve surtout la religion’, me dit l’ami dans les rues de Bruxelles, hier soir. Etrange qu’on n’y pense pas chez nous, pour les plus généreux d’esprit. Les religieux sincères devraient être en effet les premiers à défendre la laïcité : cela permet de garder la foi loin du Parti, de maintenir la religion dans la pureté du cœur et le champ du choix. Préservée de la politique, une religion est préservée des ambitieux, des calculateurs, des violents, des corrompus et des manipulateurs qui y viennent par cupidité et haine et non pour chercher la voie du sens. Ceux qui y viendraient prier ou guider, le feront par choix, amour, compassion, quête spirituelle, désir de trouver du sens. On verra alors s’éloigner ces mauvais vivants qui, au nom de la religion, tuent la foi et l’homme et le passant et la femme et le rire et le monde.

« Sauf que le mot a mauvaise presse, sali par ceux-là mêmes qui disent que la laïcité est un crime contre Dieu et un complot de l’Occident. Cela se comprend : l’assassin défend son masque. S’il vous dit que séparer la religion et la politique est un péché, c’est parce qu’il fait de la politique au nom de la religion. Cela ne l’arrange pas de perdre son masque. Il fait commerce, il ne se soucie pas de faire d’une croyance son mulet ou sa chaussure. Séparer la religion du politique, c’est séparer la carrière de la croyance. C’est aussi mettre à nu l’ambition de l’homme qui veut prendre le pouvoir au nom du pouvoir de Dieu. Il vous dira qu’il veut ce que Dieu veut, que l’islam est la solution et qu’on doit appliquer la loi de Dieu. Sauf qu’il ne s’agit pas de cela. Il ne s’agit pas de guider les cœurs vers le ciel mais les gens vers la soumission. Séparer l’Etat de la religion sauve la religion de ceux qui la salissent et la manipulent. Cela permet de voir venir les meilleurs cœurs vers une foi. Cela permettrait de libérer une religion de sa prise d’otage par la violence. C’est alors que l’on parlera de l’homme, de l’amour d’un Dieu, de sens, de vision, de conviction, de partage, de don, de sacrifice. Au lieu de parler de fatwas, interdits, tabous, haram/hallal, haine, complot, sexe, femme, nudité. Sourire sera la première lettre de l’alphabet. Séparer le politique du religieux, c’est unir l’homme au désir d’un Dieu. La carte du monde serait alors tracée par les pèlerins, pas par les tueurs et les morts. Et jamais ce monde dit ‘arabe’ ne connaîtra la paix tant qu’il confondra verset et épée, religion et politique, califat et calculs ».

Voilà. Courez et achetez (pas dans une gare) aussi son recueil de quatre nouvelles, dont l’une s’intitule ‘La préface du nègre’ qui donne aussi son titre à l’ouvrage (2). Le nègre — au sens de celui qui écrivait les romans d’Alexandre Dumas et qui n’est, malheureusement pour nos oreilles et notre vue, pas celui qui rédige les discours disgracieux des hommes ou des femmes politiques qui nous gouvernent — écrit la préface du livre qu’un vieillard plus ou moins cacochyme lui dicte. Evidemment, seule la préface sera publiée, pas le livre, mais on ne s’en rend pas compte tout de suite.

Albert Camus
Lisez aussi le dernier roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, dont la quatrième de couverture nous annonce ce qu’il contient : « Hommage en forme de contrepoint rendu à L’étranger d’Albert Camus, Meursault joue vertigineusement des doubles et des faux-semblants pour évoquer la question de l’identité » (3). Il suffit d’ouvrir le livre n’importe où, par exemple page 52, pour s’enchanter : « Je panique à l’idée de fermer les yeux pour tomber je ne sais où sans mon prénom en guise d’ancre ».

Pour le lire, j’ai déposé aussi sec sur ma table de nuit les livres écrits par mes auteurs préférés (ordre alphabétique oblige, mais ce n’est pas nécessairement mon ordre de préférence) que je n’ai pas achetés, ni lus évidemment : David Feonkinos, Bernard-Henri, voire Marc Levy,  Guillaume Musso, Amélie Nothomb, Katherine (de) Pancol, Tatiana de (cette fois c’est vrai) Rosnay, Eric Emmanuel Schmitt. J’allais oublier Alain Berenboom et Thomas Gunzig. Y a qu’à se rendre dans une gare, même de province, c’est d’ailleurs là que je n’en ai acheté aucun.


(1) Le Quotidien d’Oran, 5 avril 2015. Merci à R. K., vieil ami rencontré à Marseille il y a bien longtemps, qui se sent algérien français, mais qui est en réalité français algérien. Il peut me contredire bien sûr.

(2) Kamel Daoud, La préface du nègre, Actes Sud, 2015.


(3) Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014.

2 commentaires:

  1. Merci Victor pour ce beau texte issu de nos discussions à propos de Kamel Daoud, un nouveau grand écrivains en français, comme l'Algérie d'hier et celle d'aujourd'hui a fourni à la culture française au moins une dizaine de ses plus grands auteurs, qu'ils soient d'origine européenne ou locale, juifs, musulmans ou chrétiens.
    L'Algérie d'aujourd'hui n'est plus celle (du nord) qui faisait partie de la France (départements 91,91 et 93 auxquels se sont ajoutés deux immenses 94 et 95 quand le Sahara a été rattaché à l'Algérie actuelle (pour son pétrole) à celle d'origine qui doit son nom à un général peu connu (vers 1840), celle où je suis né de plusieurs générations étalées sur plus d'un siècle d'immigrants de force (déportés politiques), d'aventuriers curieux ou de fonctionnaires coloniaux.
    L'Algérie d'aujourd'hui comme celle du temps de la France, est un pays qui connaît une paix relative grâce, si j'ose dire! à une présence militaire omniprésente et implacable.
    On pouvait et on peut tout y dire, tout écrire ou dessiner y compris des dessins satiriques plus iconoclastes encore que ceux de Charlie hebdo, que ce soit en arabe, en amazigh (berbère en latin) ou français. C'était le cas au début du 20ème siècle où l'Algérie aspirait déjà à une autonomie par rapport à la France, demandée conjointement par des Algériens de toutes les origines, mais à laquelle l'aveuglement des gouvernements coloniaux est restée sourde jusqu'à ce qu'éclate le drame qui déchire encore tous mes compatriotes, y compris des gens comme Daoud qui n'a pas connu cette guerre atroce qui ne voulait pas dire son nom mais qui nous le rappelle avec brio grâce à ses livres et ses articles décapants.

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  2. Bonjour Victor,
    Merci de cet excellent article qui ouvre des perspectives.
    Pour l'instant, je n'ai pas beaucoup l'occasion de lire mais je suis "en train de lire" Les Bienveillantes de Jonathan Littell (2006) ; nous sommes probablement dans le même continuum de pensée.
    Amitiés. Pierre

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