Victor Ginsburgh
Il y a quelques années, peu d’années, j’ai croisé (rencontré ?) Chantal
Akerman sur la plateforme d’un train de Bruxelles à Paris. Sans la reconnaître
immédiatement, puisque je ne l’avais jamais vue qu’en photo, je l’entends
soudain me dire : « Vous êtes Juif, n’est-ce pas? ». « Oui,
bien sûr », ai-je répondu, « comment voyez-vous (ou savez-vous) cela ? »
Et puis les paroles se sont effacées parce que le train arrivait en gare de
Paris Nord, et pressés par le temps, l’un et l’autre, et par les autres, nous
nous sommes perdus de vue sur les quais. Mais j’ai, par la suite, très souvent
pensé à elle et à ce très et trop court dialogue.
Voilà comment les choses se passent dans la diaspora, où que l’on soit,
même dans un train entre Bruxelles et Paris, pas sur la terre,
mais avec
la terre qui roule sous le train. Aucun besoin de terre, surtout pas de la
‘terre d’Israël’, mais un besoin de parler.
Très peu de référence à Israël dans les dits, écrits et films de Chantal
Akerman. La famille, dont sa mère, rescapée d’Auschwitz, s’est installée en
Belgique après la guerre.
Un voyage en Israël quand même, en 2006, où elle a passé une ou deux
semaines, cloîtrée et protégée par des stores dans un appartement qui lui avait
été prêté. Elle en est sortie quelquefois pour voir la mer qui était à deux
pas.
Elle y tourne son film Là-bas, en
faisant des prises de vues depuis sa fenêtre. Des images de ses voisins sur
leurs balcons. Une femme, un homme qui regarde ses plantes pousser :
« Je ne pense pas que les plantes poussent plus vite en Israël »,
dit-elle. Images d’une famille de Hassidim (religieux mystiques
juifs) qui
quitte la plage. Israël est-il vraiment la terre promise, ou plutôt un nouvel
exil ? (1)-(2)
« Je ne me sens pas appartenir, et c’est sans difficulté réelle. Je me
sens déconnectée ». Elle prend des notes relatives à sa visite d’Israël,
mais les perd par la suite, lors d’un voyage en Espagne et ne retourne pas où
elle pense les avoir perdues « par manque de désir » (2). Acte
manqué ?
« Elle ne dit rien à propos de l’oppression exercée par les Israéliens
sur les Palestiniens, ni de la dépendance de l’Etat à l’égard des Etats-Unis
[où elle enseigne]. Son isolement dans la plus grande ville du pays en dit
assez. Elle ne veut pas faire partie de ‘cela’. Mais dans son aliénation, elle
ne pouvait pas être plus juive » (1).
Elle devait faire partie de ces juifs qui, comme le sociologue Georges Friedman
dans Fin du Peule Juif ? — publié
en 1965, deux ans avant l’annexion d’une partie de la Palestine — refusent de
penser que « la diaspora juive n’a d'autre rôle que
de servir Israël, centre et seul foyer spirituel du judaïsme ». Friedman
conseille aux dirigeants du pays d'être plus circonspects : « Le peuple et
l’esprit juif sont exposés à de graves périls, sur la terre même d’Israël. Je
prends pour ce qu’il vaut ce propos d'un jeune intellectuel canaanite : l’agence
juive [chargée de susciter l’immigration vers Israël] devrait désormais aider
les Juifs non pas à quitter la diaspora, mais à y demeurer » (3).
(1) Chris Knipp, Solitude,
alienation, Jewishness : a meditation in a Tel Aviv apartment, http://www.imdb.com/title/tt0855869/
(2) Voir (et écouter) l’extrait de son film
« Là-bas » sur
(3) Friedmann, Georges, Fin du peuple juif ?, Paris :
Gallimard, 1965.
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