jeudi 15 octobre 2015

L’invariance des inégalités

Pierre Pestieau

Deux faits nous interpellent : les multinationales paient
de moins en moins d’impôts et les inégalités de patrimoine et de revenus semblent ne pas diminuer, et partant la mobilité sociale apparaît stagner, voire régresser, en dépit des efforts des gouvernements. Devant ces réalités qui ne sont pas indépendantes, il est difficile de ne pas donner raison aux sceptiques qui sont convaincus de l’invariance des inégalités dans les sociétés humaines. C’était le point de vue de l’économiste et sociologue italien Vilfredo Pareto (1848-1923), qui sur le tard inspira le mouvement fasciste (1).
Atkinson (2), Piketty, et leurs collègues ont montré à l’envi combien les inégalités de revenus et de richesse avaient augmenté ces dernières décennies. Ils ont aussi étayé la thèse de taux de pauvreté croissants. Si on prend une perspective plus longue, on remarque que ce qui est exceptionnel ce ne sont pas les inégalités actuelles mais la baisse des inégalités pendant les 30 glorieuses. D’une certaine manière les inégalités reviennent à un niveau d’équilibre. Si elles ont diminué pendant plusieurs décennies, ce serait grâce à la crise des années 30 et à la guerre 1939-45. De là à souhaiter une bonne guerre, il y a un pas que certains franchissent parfois.


La première cause de ces inégalités est bien sur à trouver dans le système économique qui les génère et s’en nourrit. C’est aussi les diverses pratiques d’ingénierie fiscale qui font que les plus riches participent peu à l’effort collectif.

Un peu moins comprises sont les pratiques parfaitement légales des multinationales pour éviter de payer des impôts là où elles opèrent et où les taux sont élevés, typiquement des pays comme la France où la Belgique.  Ces pratiques reposent sur le déplacement artificiel des profits entre filiales d’une même multinationale.  Elles portent le nom de  thin capitalisation  (capitalisation légère) et reposent sur le principe de non taxation des intérêts et autres charges d’emprunts (3). Soit deux filiales d’une même multinationale localisées dans deux pays à fiscalité contrastée. L’essentiel de l’activité de la multinationale a lieu dans le pays à forte fiscalité. La filiale située dans ce pays s’endette lourdement auprès de la filiale de l’autre pays. Les intérêts ainsi générés viennent diminuer d’autant les bénéfices lourdement imposés et augmenter les bénéfices de la filiale du pays à faible fiscalité.

Selon Libération (15 août), Facebook n’a payé que 320.000 euros d’impôts sur les 105 millions de bénéfices au fisc français. Sans déplacement artificiel des profits, Facebook aurait du payer 35 millions, soit plus de 100 fois ce qu’il a effectivement payé. Les Américains n’échappent pas à ces pratiques. Selon Gabriel Zucman (4), au cours des 15 dernières années aux Etats Unis, le taux effectif de l’impôt des sociétés a baissé de 30 à 20% et deux tiers de cette baisse est imputable au déplacement artificiel des profits en direction de paradis fiscaux tels que le Luxembourg ou les Bermudes.

Les pays membres de l’OCDE proposent régulièrement des mesures pour contrer cette érosion inquiétante de l’imposition des sociétés. Jusqu'à présent, force est d’admettre qu’il y beaucoup de paroles et bien peu d’action. Plutôt désespérant.



 (1) La loi de Pareto ou la règle des 20 /80 vient de l’observation par Pareto des inégalités en Angleterre, Russie, France, Suisse, Italie et Prusse. Il se rend compte que dans ces pays très différents une règle est quasiment immuable : 80% des richesses sont détenues par 20% de la population.
(2) A. Atkinson, Inequality: What can be done? Harvard University Press, 2015.
(3) Rappelons à ce sujet que la raison d’être des intérêts notionnels est de rétablir, pour les entreprises, la neutralité fiscale entre financement par fonds propres et financement par emprunt.

1 commentaire:

  1. Ce système économique, de part le système de création monétaire sur lequel il s'appuie, n'est-il pas condamné a être révisé ? Il y a de plus en plus de voix qui s'élèvent pour dénoncer "une aberration mathématique" en pointant du doigt le système actuel qui présuppose une éternelle croissance dans un monde où les ressources sont finies.
    Comment leurs donner tord? Y'a-t-il une faute dans leur raisonnement ? Pouvons-nous continuer éternellement à faire de la croissance et est-ce possible dans un monde aux ressources finies (si oui, comment)?
    Entretemps, l’inertie profite au nationalisme et à l’extrémisme. Car ces idées d'un système insoutenable à long terme alimentent leur propagande et fait croitre leurs adhérents. Le danger plane si rien n'est entrepris.

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