lundi 26 novembre 2018

La musique rend-elle sourd ?

Victor Ginsburgh

Picasso: Eliminé
Il y a bien des années, j’ai été co-auteur de deux articles sur le Concours Musical Reine Elisabeth de piano. Dans le premier (1), nous montrions que les derniers étaient les premiers, au sens où parmi les 12 pianistes qui arrivaient en finale (2), ceux qui jouaient le 5ème ou 6ème jour du concours étaient, en moyenne, mieux classés que ceux qui jouaient durant les premiers six jours. Nous remettions cela dans un deuxième article (3), où nous retrouvions évidemment que l’ordre de passage en finale affectait non seulement le classement, mais il influençait aussi le futur monétaire des pianistes.

Il se fait que l’ordre de passage est choisi au hasard avant la première étape du concours (les éliminatoires) et reste le même lors des différentes étapes, y compris lors de la finale, hormis ceux qui avaient été éliminés.



La conclusion que l’on peut tirer de ces deux observations, est que, non seulement, le classement est « arbitraire », mais qu’en outre, il influence la suite de la carrière des musiciens. Ce ne sont pas nécessairement les meilleurs qui sont les premiers, ni les meilleurs qui réussissent.

Nous avions envisagé plusieurs explications à cette situation. La première portait sur le fait que les membres du jury ne pouvaient pas changer la note qu’ils donnaient au pianiste juste après sa performance. Mon expérience de professeur m’a montré que quand on commence à corriger les examens écrits (ou que l’on écoute les tirades des bavards ou les paroles muettes des autres lors d’examens oraux), les premiers venus sont plus mal notés que les derniers. Mais je m’en rendais compte, et faisais, en tout cas lorsque j’avais des copies écrites, un deuxième tour de corrections pour éliminer ce biais. A l’oral, j’étais dans la même situation que les membres du jury du concours… Heureusement, les examens oraux cédaient peu à peu la place aux écrits.

L’autre explication portait sur le « concerto imposé » que les candidats n’avaient jamais entendu ni joué et qui leur était dévoilé exactement une semaine avant leur passage. Nous supposions que les membres du jury, même s’ils disposaient de la partition, ne l’avaient jamais entendue non plus. Ils devaient donc s’y « habituer » au long des auditions en finale, et faisaient comme moi, mal noter au début, et puis corriger le tir plus tard. Comme ils ne pouvaient pas changer la note donnée après le passage des deux candidats de la soirée, il y avait un problème, puisque les premiers étaient plus mal notés.

Bref, les deux explications menaient au même résultat : Les derniers seront les premiers. Je crois me souvenir que quelqu’un avait déjà dit cela.

Voici que plus de vingt ans après ces constatations que le classement final est biaisé, m’arrive un article (4) qui semble donner une raison supplémentaire : l’oubli dans la mémoire auditive, testée par une expérimentation qu’il serait trop long d’expliquer ici. En substance, le souvenir de la musique que les « expérimentés » viennent d’entendre change selon les stimuli non musicaux qui leurs sont soumis tout de suite après l’audition musicale…

 
Sauf que, passant un jour le long des jardins du Vatican, Mozart avait entendu un Miserere écrit par Allegri, que personne, sauf le Pape je suppose, n’avait le droit d’écouter. On raconte que Mozart avait parfaitement enregistré l’air, sans l’aide de son téléphone portable, et l’a même retranscrit sur parchemin. Evidemment, Mozart n’était pas n’importe qui.

Et sauf que lors du concours Reine Elisabeth, les membres du jury n’ont pas besoin de mémoire puisqu’ils doivent juger et noter les pianistes juste après les avoir entendus. Par contre, ils peuvent être de plus en plus contents en se disant peut-être « ouf on arrive à la fin » au fur et à mesure que le concours se déroule.

Pas de mémoire, pas d’ouïe ou pas de suite dans les idées?



(1) Renato Flores and Victor Ginsburgh, The Queen Elisabeth Musical Competition, How fair is the final ranking, Journal of the Royal Statistical Society (The Statistician) 45 (1996), 97-104.

(2) A l’époque, il y en avait 12 et les 12 étaient classés par ordre de qualité, ils sont encore 12 en finale, mais seuls les 6 premiers sont classés. Cette réduction du nombre de classés s’est produite après la publication des deux articles, mais cela n’implique pas que les résultats des articles sont la cause du changement.

(3) Victor Ginsburgh and Jan Van Ours, Expert opinion and compensation: Evidence from a musical competition, American Economic Review 93 (2003), 289-298.

(4) Manuel Anglada-Tort, Thomas Baker and Daniel Müllensiefen, False memories in music listening: Exploring the misinformation effect and individual difference factors in auditory memory, https://doi.org/10.1080/09658211.2018.1545858


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