Victor Ginsburgh
Picasso: Eliminé |
Il y a bien des
années, j’ai été co-auteur de deux articles sur le Concours Musical Reine
Elisabeth de piano. Dans le premier (1), nous montrions que les derniers
étaient les premiers, au sens où parmi les 12 pianistes qui arrivaient en
finale (2), ceux qui jouaient le 5ème ou 6ème jour du concours étaient, en
moyenne, mieux classés que ceux qui jouaient durant les premiers six jours. Nous
remettions cela dans un deuxième article (3), où nous retrouvions évidemment que
l’ordre de passage en finale affectait non seulement le classement, mais il influençait
aussi le futur monétaire des pianistes.
Il se fait que
l’ordre de passage est choisi au hasard avant la première étape du concours
(les éliminatoires) et reste le même lors des différentes étapes, y compris
lors de la finale, hormis ceux qui avaient été éliminés.
La conclusion que
l’on peut tirer de ces deux observations, est que, non seulement, le classement
est « arbitraire », mais qu’en outre, il influence la suite de la carrière
des musiciens. Ce ne sont pas nécessairement les meilleurs qui sont les
premiers, ni les meilleurs qui réussissent.
Nous avions
envisagé plusieurs explications à cette situation. La première portait sur le
fait que les membres du jury ne pouvaient pas changer la note qu’ils donnaient
au pianiste juste après sa performance. Mon expérience de professeur m’a montré
que quand on commence à corriger les examens écrits (ou que l’on écoute les
tirades des bavards ou les paroles muettes des autres lors d’examens oraux),
les premiers venus sont plus mal notés que les derniers. Mais je m’en rendais
compte, et faisais, en tout cas lorsque j’avais des copies écrites, un deuxième
tour de corrections pour éliminer ce biais. A l’oral, j’étais dans la même
situation que les membres du jury du concours… Heureusement, les examens oraux
cédaient peu à peu la place aux écrits.
L’autre
explication portait sur le « concerto imposé » que les candidats
n’avaient jamais entendu ni joué et qui leur était dévoilé exactement une
semaine avant leur passage. Nous supposions que les membres du jury, même s’ils
disposaient de la partition, ne l’avaient jamais entendue non plus. Ils devaient
donc s’y « habituer » au long des auditions en finale, et
faisaient comme moi, mal noter au début, et puis corriger le tir plus tard. Comme
ils ne pouvaient pas changer la note donnée après le passage des deux candidats
de la soirée, il y avait un problème, puisque les premiers étaient plus mal
notés.
Bref, les deux
explications menaient au même résultat : Les derniers seront les premiers.
Je crois me souvenir que quelqu’un avait déjà dit cela.
Voici que plus de
vingt ans après ces constatations que le classement final est biaisé, m’arrive
un article (4) qui semble donner une raison supplémentaire : l’oubli dans
la mémoire auditive, testée par une expérimentation qu’il serait trop long
d’expliquer ici. En substance, le souvenir de la musique que les
« expérimentés » viennent d’entendre change selon les stimuli non
musicaux qui leurs sont soumis tout de suite après l’audition musicale…
Sauf que, passant
un jour le long des jardins du Vatican, Mozart avait entendu un Miserere écrit par Allegri, que
personne, sauf le Pape je suppose, n’avait le droit d’écouter. On raconte que Mozart
avait parfaitement enregistré l’air, sans l’aide de son téléphone portable, et
l’a même retranscrit sur parchemin. Evidemment, Mozart n’était pas n’importe
qui.
Et sauf que lors
du concours Reine Elisabeth, les membres du jury n’ont pas besoin de mémoire
puisqu’ils doivent juger et noter les pianistes juste après les avoir entendus.
Par contre, ils peuvent être de plus en plus contents en se disant peut-être « ouf
on arrive à la fin » au fur et à mesure que le concours se déroule.
Pas de mémoire,
pas d’ouïe ou pas de suite dans les idées?
(1) Renato Flores and Victor Ginsburgh, The Queen Elisabeth
Musical Competition, How fair is the final ranking, Journal of the Royal Statistical Society (The Statistician) 45
(1996), 97-104.
(2) A l’époque,
il y en avait 12 et les 12 étaient classés par ordre de qualité, ils sont
encore 12 en finale, mais seuls les 6 premiers sont classés. Cette réduction du
nombre de classés s’est produite après la publication des deux articles, mais
cela n’implique pas que les résultats des articles sont la cause du changement.
(3) Victor Ginsburgh and Jan Van Ours, Expert opinion and
compensation: Evidence from a musical competition, American Economic Review 93 (2003), 289-298.
(4) Manuel Anglada-Tort, Thomas Baker and Daniel
Müllensiefen, False memories in music listening: Exploring the misinformation
effect and individual difference factors in auditory memory, https://doi.org/10.1080/09658211.2018.1545858
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