mercredi 30 octobre 2013

En lutte : Snowden, Assange et Manning, héros de notre temps


Victor Ginsburgh

Je viens de lire Dark Tongues (1), un livre dans lequel Daniel Heller-Roazen, professeur de littérature comparée à Princeton traite des langues utilisées par ceux qui ne veulent pas être compris, gredins, voleurs, bandits, mendiants, et comme le dit si bien Michael V. Hayden, ancien directeur de la National Security Agency (NSA) et de la CIA « les nihilistes, anarchistes, activistes, LulzSec (2), anonymes, et les quelque vingt qui n’auraient pas parlé à des personnes du sexe opposé depuis cinq ou six ans » (3) en accusant Snowden, Assange et Manning, qui ont eu le courage de dénoncer les pratiques de surveillance et d’espionnage par la NSA de tout ce qui se dit et s’écrit, ainsi que de dévoiler les coups tordus de la diplomatie et des forces  armées américaines.

Dans un article récent du New York Times (4), Heller-Roazen suggère à tous ces « malappris » de rendre plus difficile l’audition et la lecture de ce qu’ils nous disent de si subversif à propos de notre société, en utilisant ou en inventant des jargons, et en parlant comme ceux que les Grecs appelaient les barbares—un mot censé imiter les br…br… de la langue qu’ils utilisaient—que les distingués 10.000 démocrates qui vivaient à Athènes, entourés de leurs 80.000 esclaves ne pigeaient, pardon, ne comprenaient pas.

Heller-Roazen souligne d’ailleurs qu’à l’origine, le mot jargon voulait dire « bruits incompréhensibles qui ressemblent au langage ». Les banquiers ont bien le leur, dont voici un exemple que l’on doit à Bruno Iksil, le trader londonien dit la Baleine de Londres (the London Whale) qui a fait perdre $6,2 milliards à la banque JPMorgan Chase:

« Il faut exécuter les transactions qui ont du sens : sell the forward spread and buy protection on the tightening move, use indices and add to existing position, go long risk on some belly tranches especially where defaults may realize, buy protection on HY and Xover in rallies and turn the position over to monetize volatility. »

Vous constatez que je vous livre le texte en anglais, parce que je n’y comprends que dalle et suis incapable de le traductionner. La NSA n’y est d’ailleurs pas parvenue non plus, sinon elle aurait pu dénoncer la Baleine à temps et réduire la perte de la JPMorgan, une de mes banques préférées.

Pourquoi ne ferions-nous pas la même chose pour que les mots d’amour ou les roucoulements que nous nous échangeons — au moins de temps à autre — ne puissent pas être considérés comme des rendez-vous de comploteurs prêts à en découdre avec le World Trade Center de Manhattan.

Un génial inventeur vient de trouver le moyen d’imprimer en trois dimensions. J’espère qu’un autre génie trouvera aussi comment écrire des emails et des SMS (ou des textos comme on dit en hexagonal) qu’on ne peut pas voir, ce qui deviendrait l’équivalent des encres (si) sympathiques, telles que le jus de citron, qu’utilisaient nos grands-parents (et ceux qui les précédaient) pour s’écrire des mots d’amour. Pour que ni la CIA ni la NSA ne puissent les lire.

Ce n’est pas Fräulein Angela Merkel, dont tous les messages envoyés à ses amants ont été lus par la NSA, qui me démentira. Ni François Hollande, sauf que si j’étais à sa place, j’hésiterais à envoyer des messages à Valérie Trierweiler.


(1) Daniel Heller-Roazen, Dark Tongues: The Art of Rogues and Riddlers, New York: Zone Books, 2013. Vous devez aussi lire son Echolalies. Essai sur l’oubli des langues, Paris : Le Seuil, 2007.
(2) Groupe de hackers informatiques qui se sont notamment attaqués aux ordinateurs de la CIA. Voir http://en.wikipedia.org/wiki/LulzSec
(3) Spencer Ackerman,  Former NSA chief warns of cyber-terror attacks if Snowden apprehended, The Guardian, August 6, 2013. http://www.theguardian.com/technology/2013/aug/06/nsa-director-cyber-terrorism-snowden
(4) Daniel Heller-Roazen, Learn to talk in beggar’s cant, The New York Times, August 18, 2013. http://www.nytimes.com/2013/08/19/opinion/learn-to-talk-in-beggars-cant.html

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