Victor Ginsburgh
Je viens de lire Dark Tongues (1), un livre dans lequel Daniel Heller-Roazen,
professeur de littérature comparée à Princeton traite des langues utilisées par
ceux qui ne veulent pas être compris, gredins, voleurs, bandits, mendiants, et
comme le dit si bien Michael V. Hayden, ancien directeur de la National
Security Agency (NSA) et de la CIA « les nihilistes, anarchistes,
activistes, LulzSec (2), anonymes, et les quelque vingt qui n’auraient pas parlé
à des personnes du sexe opposé depuis cinq ou six ans » (3) en accusant
Snowden, Assange et Manning, qui ont eu le courage de dénoncer les pratiques de
surveillance et d’espionnage par la NSA de tout ce qui se dit et s’écrit, ainsi
que de dévoiler les coups tordus de la diplomatie et des forces armées américaines.
Dans un article récent du New York Times (4), Heller-Roazen suggère à tous ces « malappris »
de rendre plus difficile l’audition et la lecture de ce qu’ils nous disent de
si subversif à propos de notre société, en utilisant ou en inventant des
jargons, et en parlant comme ceux que les Grecs appelaient les barbares—un mot
censé imiter les br…br… de la langue qu’ils utilisaient—que les distingués 10.000
démocrates qui vivaient à Athènes, entourés de leurs 80.000 esclaves ne
pigeaient, pardon, ne comprenaient pas.
Heller-Roazen souligne d’ailleurs qu’à l’origine,
le mot jargon voulait dire
« bruits incompréhensibles qui ressemblent au langage ». Les
banquiers ont bien le leur, dont voici un exemple que l’on doit à Bruno Iksil, le
trader londonien dit la Baleine de Londres (the London Whale) qui a fait perdre
$6,2 milliards à la banque JPMorgan Chase:
« Il faut exécuter les
transactions qui ont du sens : sell the forward spread and buy protection
on the tightening move, use indices and add to existing position, go long risk
on some belly tranches especially where defaults may realize, buy protection on
HY and Xover in rallies and turn the position over to monetize
volatility. »
Vous constatez que je vous livre le texte en
anglais, parce que je n’y comprends que dalle et suis incapable de le traductionner.
La NSA n’y est d’ailleurs pas parvenue non plus, sinon elle aurait pu dénoncer la
Baleine à temps et réduire la perte de la JPMorgan, une de mes banques
préférées.
Pourquoi ne ferions-nous pas la même chose pour que
les mots d’amour ou les roucoulements que nous nous échangeons — au moins de
temps à autre — ne puissent pas être considérés comme des rendez-vous de
comploteurs prêts à en découdre avec le World Trade Center de Manhattan.
Un génial inventeur vient de trouver le moyen
d’imprimer en trois dimensions. J’espère qu’un autre génie trouvera aussi
comment écrire des emails et des SMS (ou des textos comme on dit en hexagonal) qu’on
ne peut pas voir, ce qui deviendrait l’équivalent des encres (si) sympathiques,
telles que le jus de citron, qu’utilisaient nos grands-parents (et ceux qui les
précédaient) pour s’écrire des mots d’amour. Pour que ni la CIA ni la NSA ne
puissent les lire.
Ce n’est pas Fräulein Angela Merkel, dont tous les
messages envoyés à ses amants ont été lus par la NSA, qui me démentira. Ni
François Hollande, sauf que si j’étais à sa place, j’hésiterais à envoyer des
messages à Valérie Trierweiler.
(1) Daniel
Heller-Roazen, Dark Tongues: The Art of
Rogues and Riddlers, New York: Zone
Books, 2013. Vous devez aussi lire son Echolalies. Essai sur l’oubli des
langues, Paris : Le Seuil, 2007.
(2)
Groupe de hackers informatiques qui se sont notamment attaqués aux ordinateurs
de la CIA. Voir http://en.wikipedia.org/wiki/LulzSec
(3)
Spencer Ackerman, Former NSA chief
warns of cyber-terror attacks if Snowden apprehended, The Guardian, August 6, 2013. http://www.theguardian.com/technology/2013/aug/06/nsa-director-cyber-terrorism-snowden
(4) Daniel
Heller-Roazen, Learn to talk in beggar’s cant, The New York Times, August 18, 2013. http://www.nytimes.com/2013/08/19/opinion/learn-to-talk-in-beggars-cant.html
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