mercredi 25 février 2015

Mons 2015 : Un euro investi, six de retrouvés et les consultants au trou

Victor Ginsburgh


Une version plus courte de cet article a paru dans La Libre du 6 février 2015 sous le titre « Mons 2015 : Un euro perdu, six de retrouvés, vraiment ? » La version publiée ici contient des notes de bas de page (en particulier la note (5)) qui explicite le raisonnement complètement biaisé d’un consultant, qui a pourtant pignon sur rue dans le monde de la culture et autres.

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Attention à l'effet multiplicateur

Nous voilà repartis sur de bien mauvaises bases financières avec Mons, capitale européenne de la culture. Pas parce que l’événement n’est pas une bonne idée, Mons prendra sûrement une nouvelle physionomie et gagnera en réputation — on ne peut que s’en réjouir — mais il ne faut pas faire croire aux bonnes et naïves gens et à ceux qui ont donné les moyens financiers que les recettes seront cinq à six fois supérieures aux 70,5 millions de dépenses que l’aventure aura coûté — et dont 87% proviennent de subventions publiques locales et régionales (1). C’est ce qu’on appelle le « multiplicateur culturel » dans le milieu : vous payez un et récupérez six.

Il y a deux raisons pour lesquelles ce chiffre (six pour un) est contestable. La première est que le financement provient des impôts, donc de nos salaires et profits qui sont de la valeur ajoutée, alors que les dépenses des visiteurs sont basées sur les prix de vente. La valeur de vente d’un coca-cola consommée à Mons contient seulement une petite partie de valeur ajoutée pour Mons (le profit du cafetier). On ne peut donc pas comparer la valeur du financement de l’événement avec le chiffre d’affaires réalisé à Mons. La deuxième raison est qu’une bonne partie des visiteurs sera constituée de Montois, de Wallons, de Bruxellois et de Flamands. Les dépenses que ces visiteurs font auraient  probablement été faites de toute manière en Belgique. Donc ce qui est gagné par Mons est perdu pour les autres régions. Bien sûr, il y aura quelques étrangers, de Lille par exemple et là c’est au désavantage de la France. Ils ne doivent pas se plaindre puisqu’ils ont eu Lille et les visiteurs belges. Gergaud et Ginsburgh (2) ont étudié ces derniers aspects pour une douzaine de festivals d’opéra en Europe. La plupart n’ont pratiquement que des visiteurs locaux. Le seul qui y échappe et attire des étrangers au pays (ici l’Allemagne) est le festival Wagner à Bayreuth.

Mais, par ailleurs, d’où vient ce chiffre de six pour un ? De Lille, autre capitale européenne en 2004. Et d’où vient le chiffre de Lille ? Ah, ça on ne sait plus trop, mais sans doute de l’événement précédent. Et comme il y en a déjà eu pas mal, l’invention de ce qu’on appelle le « multiplicateur culturel » remonte à la nuit des temps. D’ailleurs, sauf erreur de date (et il y en a une), Périclès avait paraît-il demandé à Aristote de faire ce calcul lors de la construction de l’Acropole, et c’est ce qu’a trouvé le célèbre philosophe, physicien et logicien : une drachme (ou plutôt une obole, à l’époque) investie, six de retrouvées (3). Les Anglais en ont hélas pris les meilleurs morceaux (de l’Acropole et des drachmes) et c’est le British Museum qui en profite depuis les premières années du19e siècle.

Seul effet visible du boson, c'est pas mal quand même
Il faut arrêter de jouer à la finance quand on parle d’art et de culture. Arrêter de s’imaginer que les « investissements culturels » vont et doivent rapporter. C’est un peu comme si on disait que la découverte du boson qui a coûté des dizaines d’années du salaire des Professeurs Brout, Englert et Higgs (bof, quelques milliers d’euros, c’est pas cher, les profs de physique), plus la construction de la « centrifugeuse » du CERN (un peu moins de 10 milliards d’euros) devraient maintenant rapporter six fois leur coût.

On a récemment rappelé que, durant les jours les plus noirs de la deuxième guerre mondiale, quelqu’un aurait proposé à Churchill de couper dans les investissements dans l’art pour financer l’effort de guerre : « Mais alors, pourquoi nous battons-nous ? » aurait répondu le grand homme. Re-vérification faite, c’est bien dit, mais Churchill n’a jamais dit ça (4). Dommage d’ailleurs, il faudrait néanmoins le répéter tous les jours, à l’usage de nos dirigeants, et de ceux qui croient au « multiplicateur culturel ».

Rien de tel n’existe, il s’agit d’une pure invention des consultants, payés par les organisateurs d’événements qui doivent trouver des fonds et justifier a priori que les « investisseurs » vont faire une affaire mirobolante. Six fois la mise de fonds en un an, c’est autre chose que Ponzi et Madoff réunis. Eux donnaient du 10 à 20% par an au mieux, minable ! Et pour cela on a mis Bernie Madoff au trou.

Ce sont les consultants qu’il faudrait mettre au trou. Et encore 600% (un pour six), c’est minable. Un de ces consultants a découvert, suite à un (subtil) raisonnement économétrique (5), un multiplicateur égal à plus de 30. Son raisonnement me fait penser à la corrélation entre la consommation annuelle de fromage aux Etats-Unis et le nombre de personnes mortes étouffées dans leur draps entre 2000 et 2009, ou encore, à celle qui existe entre le nombre de films dans lesquels a joué Nicolas Cage et le nombre de noyés dans des piscines entre 1999 et 2009 (6).

Et enfin, ceci nous ramène aux dépenses faites pour la science ou la technologie et la corrélation importante entre celles-ci et le nombre de suicides par pendaison, strangulation ou suffocation (toujours aux Etats-Unis). La leçon à en tirer est de réduire drastiquement et immédiatement les dépenses publiques en sciences et en technologie.

On le savait depuis longtemps d’ailleurs : Après tout, le boson, on s’en fiche, autant que de la culture.


(1) Le budget total de Mons 2015 est de 70,5 millions d’euros, La Libre, 21 novembre 2014 http://www.lalibre.be/regions/hainaut/le-budget-total-de-mons-2015-est-de-70-5-millions-d-euros-546f369b3570d36fe8757273

(2) Oliver Gergaud et Victor Ginsburgh (2014), Evaluating the effects of cultural events, http://www.ecares.org/ecare/personal/ginsburgh/papers/publications.htm et cliquez sur le titre qui apparaît.

(3) Vérification faite, ce n’est pas vrai qu’Aristote avait découvert ce chiffre, puisqu’il on en parlait déjà lors des premiers Jeux Olympiques, durant le 8e siècle avant J. C.

(4) Mic Wright, Winston Churchill on arts funding : how Twitter twists history to suit modern agendas, The Telegraph, September 2, 2013. http://blogs.telegraph.co.uk/technology/micwright/100010200/winston-churchill-on-arts-funding-how-twitter-twists-history-to-suit-modern-agendas/

(5) Pour ceux qui comprennent un peu de statistique ou d’économétrie, le résultat est tiré d’une régression (47 observations de certaines villes dans le monde) des PIB sur les dépenses culturelles. Le coefficient de cette géniale régression vaut 33,6. Voir TERA Consultants (2011), The impact of cultural spending. An analytical survey of 47 cities across the world. Paper presented at the 2011 Forum d’Avignon. Available at http://www.forum-avignon.org/en/study-tera-consultants-forum-davignon (consulté le 31 janvier 2015).

Voici le texte de la page 5 de l’étude qui en résume les conclusions (les italiques viennent du rapport):

« The study shows that the most significant relation is the correlation between a city’s
GDP/ inhabitant and its public cultural spending per capita (investment and general
expenses). This relation states that the share of the cities’ cultural spending represents an average, 0.7% of the GDP per capita, whereas the expenses alone account for nearly 9% of the GDP per capita. So, the cultural expenses of the sample, average out to an annual 186 € PPP/inhabitant for an average GDP/ inhabitant of 31 330€ PPP. Using this average as a starting point, we obtain a linear regression, which shows an additional 10%, or 18.6 €, since cultural spending per capita is tied to the GDP per capita of 1.7%, or 625.4 €».

Du fait que même Aristote n’aurait pas compris, il y a une note de bas de page explicative :

« The regression is: GDP/Inhab. = 31 330 + [(33,665) x (city cultural spending/Inhab.)]. This right axis to adjust the linear regression between the two variables entails a major constant. The constant logically means that a very large part of a city’s GDP per capita cannot be explained by the city’s cultural expenses. Nevertheless, looking beyond this constant, all cultural spending paid for by the city points to a positive and significant relationship with the GDP per capita ».

Et pour enfoncer le clou dans la tête des lecteurs, il est encore précisé en page 30 du rapport:

« The iterative process of linear regression has shown the influence of total public cultural spending per capita for GDP per capita. A 10% rise in cultural spending per city inhabitant, or 18.6 €, is tied to a greater GDP value per capita of 1.7%, or 625.4 € ».  

Un étudiant qui raconterait des balivernes de cet ordre serait largement recalé. Les consultants sont rémunérés et on leur en redemande.

 (6) Merci à S. G. pour le site http://tylervigen.com qui donne des exemples récents de ce qu’on appelle en statistique les «  corrélations qui n’ont aucun sens » (spurious corrélations). La corrélation entre les naissances de bébés au Pôle Nord et l’arrivée des cigognes en Inde reste bien réelle aujourd’hui, mais était devenue un peu usée.


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