mercredi 8 février 2017

Le consul et l’immigration « illégale »

Victor Ginsburgh

Par un heureux hasard, je viens d’acheter, lors d’un court séjour à Paris, le petit livre de Salim Bachi, Le consul (1). En exergue, une phrase de Saint François d’Assise, celui qui parlait aux oiseaux, mais aussi aux hommes : « L’homme obéissant doit être comme un cadavre qui se laisse mettre n’importe où, sans protester ».

Ce consul, Aristides de Sousa Mendes, représentait le Portugal à Bordeaux en juin 1940, au moment de l’invasion de la France par Hitler. Il a donné, en quelques jours, des visas et des faux passeports à trente mille réfugiés de toutes provenances (dont 10.000 Juifs) pour leur permettre de passer la frontière espagnole, d’atteindre le Portugal, et de prendre un bateau en partance vers des destinations sans doute hasardeuses, mais plus enviables que la mort qui les attendait en France.


Salazar ne voulait pas de ces réfugiés, pas plus que l’ambassadeur du Portugal à Madrid :

« Cet imbécile d’ambassadeur, Teotonio Pereira, me demanda, après ce que j’avais accompli pendant ces journées de juin 40, si je n’étais pas fou, et moi de répondre :
— Faut-il donc être fou pour être un homme juste ?
Et il me regarda comme si j’avais complètement perdu la tête, se demandant s’il allait lui-même payer pour mes fautes, pour n’avoir pas agi plus vite.
— Je vous relève de toutes vos fonctions, Aristides, vous n’êtes plus rien, ordre de Salazar.
Et il ajouta,
— Vous n’auriez pas pu vous en tenir à la circulaire, Aristides ?
Je l’avais déchirée, jetée dans la fosse d’aisance qu’elle n’aurait jamais dû quitter cette maudite circulaire no 14 en date du 11 novembre 39, émanation méphitique de Salazar, notre démon.
— Quel démon ? nous ne sommes plus au Moyen Age, monsieur le consul, il ne s’agit plus d’un combat entre le bien et le mal » (Le consul, p. 22).

Le hasard fait bien les choses, puisqu’une bataille similaire se déroule pour le moment aux Etats-Unis, suite à un des nombreux ordres exécutifs dont celui contre l’immigration que le nouveau Président a brandi dans ses mains si élégantes. Ordre qu’un courageux juge fédéral de Seattle, James Robart, a bloqué vendredi dernier et qui, à en croire Google, obtient, alors qu’il était plutôt inconnu, quelque 500.000 citations lundi 6 février, 880.000 mardi 7 février, au moment où j’écris.

Or ce juge républicain avait été nommé en 2004 sous George W. Bush soi-même — qui nous paraît maintenant si inoffensif, comparé à Trump — et avait, il y a peu, soutenu le mouvement Black Lives Matter, né après les assassinats impunis de noirs américains par la police.

Dans ses tweets aussi nombreux que ses ordres exécutifs, Trump explique que les « cours de justice rendent notre travail très difficile » et qu’il ne peut pas « croire qu’un juge puisse mettre notre pays dans une situation aussi périlleuse. Qu’arrive-t-il dans notre pays si un juge peut s’opposer à une interdiction [ban, en anglais] décrétée par la sécurité intérieure et que des individus dont les intentions sont mauvaises peuvent submerger les Etats-Unis.  Si quelque chose arrive, blâmez-le [juge] et blâmez la justice ».

Début juillet 1940, Aristides de Sousa Mendes, père de 14 enfants — qui ont eux-mêmes émigré plus tard au Congo belge, en Angola, au Canada, aux Etats-Unis (pas de chance) et en Angleterre — a été rappelé et sur ordre de Salazar, une procédure disciplinaire pour désobéissance a été ouverte contre lui. Il a perdu son poste, et son salaire.

Il finit sa vie « à l’hôpital franciscain da Ordem Terceira, dans le quartier vivant du Chiado, [où] je vais revêtir la robe de bure de Saint François, cette longue et lourde tunique admirée jadis à Florence, en l’église de Santa Croce, par une de ces journées lumineuses et claires qui semblaient une promesse de paix, église où j’entrai et y admirai la fresque où Saint François reposait sur son catafalque » (Le consul, p. 15).

Il me faudra bientôt vous rapporter ce qui adviendra de James Robart. En attendant, merci à la Belgique d’avoir permis à mon père russe d’immigrer au Congo (à l’époque, belge) en 1932 et à ma mère autrichienne de faire de même en 1937.


(1) Salim Bachi, Le consul, Paris : Gallimard, 2015. Les extraits cités n’ont probablement pas été prononcés par le consul lui-même, mais il aurait sans doute pu les dire.


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