mercredi 8 février 2017

Les deux plaies de l’Etat providence

Pierre Pestieau

Comme on l’a souvent souligné le défi majeur auquel fait face l’Etat-providence est de progressivement s’adapter à une réalité changeante qu’il s’agisse de la structure familiale, de l’évolution démographique ou du marché du travail. Mais outre ce défi, l’Etat-providence semble connaître deux gros problèmes. D’abord, les personnes, les partis et les syndicats, qui sont censés en assurer la pérennité semblent souvent freiner des réformes pourtant nécessaires. En outre ceux qui devraient être les principaux bénéficiaires des programmes sociaux semblent témoigner par leurs opinions et leurs votes d’une méfiance croissante à l’égard de l’Etat providence. Il me semble essentiel de comprendre les raisons qui peuvent expliquer ces deux phénomènes, que l’on peut considérer comme les deux plaies dudit Etat-providence. C’est de cette compréhension que l’on pourra dégager une stratégie de contre-offensive.


Les élections récentes dans plusieurs Etats-providence et les intentions de vote dans d’autres indiquent que nombreux sont les pauvres, sans emploi, retraités ou déclassés, qui semblent ne plus faire confiance aux partis sociaux démocrates qui sont les défenseurs historiques de la protection sociale et penchent au contraire pour des partis populistes qui certes leur promettent le paradis mais ne sont pas crédibles. Comment est-ce arrivé ? Une explication traditionnelle est la distance croissante qui existe entre les élites, de droite mais aussi de gauche, et les laissés pour compte. Témoin de cette distance, la disparité croissante des revenus et de la richesse. L’écart entre le niveau de vie des dirigeants et celui des pauvres en nombre croissant ne cesse de grandir. L’affaire Fillon en France et le scandale de Publifin en Belgique en sont des exemples criants, d’autant plus qu’ils se sont produits en toute légalité. Lors des dernières élections présidentielles américaines, la candidate démocrate se présentait comme la garante du maintien du système des retraites et de l’Obamacare, dont ne voulait pas son opposant républicain. Elle n’a pas pourtant pas réussi à convaincre un électorat qui bénéficiait de ces deux programmes.

En outre, les tenants de l’Etat providence ont longtemps cru qu’il n’y avait pas de différence entre un revenu du travail et un revenu de remplacement et si différence il y avait, elle était en faveur du revenu de remplacement puisqu’il était obtenu sans effort. C’était oublier que, pour la plupart des individus, le revenu du travail est beaucoup plus valorisant parce qu’il apporte la gratification de se sentir utile alors que le revenu de remplacement a une dimension stigmatisante. L’élection présidentielle américaine illustre bien cela. Le candidat républicain a réussi le tour de force de convaincre une partie de la classe ouvrière qu’il allait lui fournir davantage de jobs et des jobs de meilleure qualité, visant par là des travailleurs peu éduqués, vivant dans les petites villes ou les banlieues, qui se sentent victimes de la globalisation.

Le second problème est que face à ce désarroi des classes laborieuses qui devraient bénéficier des programmes sociaux, certains défenseurs naturels, historiques, de l’Etat providence (les partis de gauche et les syndicats essentiellement) témoignent d’une frilosité certaine à le réformer. Comme on vient de le voir, on tend à mettre l’accent sur les programmes de transferts sociaux bien plus que sur la relance de l’emploi. On en arrive même à se résigner à ce qu’une fraction croissante de la population active vive sans emploi, l’économie étant de plus en plus contrôlée par les robots. Pour relancer l’emploi il faut des réformes qui peuvent aller à l’encontre de la doxa de certains partenaires sociaux, qui semblent privilégier une attitude passive sur le sujet. Certes la flexisécurité danoise dont il a souvent été question peut ne pas réussir en l’état dans un pays comme la France ou l’Italie. Il n’en demeure pas moins que la réforme doit aller vers davantage de flexibilité, de formation et de support des demandeurs d’emploi ; en un mot elle se doit d’être proactive.

Une autre réforme indispensable se devrait d’éviter l’effet Matthieu (1) et plus généralement le maintien de programmes dont la pertinence n’est plus avérée alors que d’autres sont indispensables pour faire face à de nouveaux besoins. Notre protection sociale doit aider ceux qui sont dans la dèche et qui ne sont pas nécessairement les élus vocaux. Nous avons à l’esprit cette phrase d’un ministre de gauche auquel nous faisions remarquer qu’il était scandaleux de ne pas s’occuper davantage des ressources des personnes très âgées, la plupart du temps des veuves, ou du traitement des handicapés : « Soyons réalistes », me répondit-il, « ce ne sont pas ces gens-là qui vont descendre dans la rue et paralyser l’activité. »

Nous nous rendons compte que la thématique de la chasse aux gaspis et aux droits acquis est souvent utilisée par la droite libérale qui veut la fin de l’Etat providence. Elle est cependant pertinente si elle permet de rencontrer les besoins changeants d’une population en difficulté dans le cadre de contraintes budgétaires serrées.


(1) L'effet Matthieu désigne, de manière très générale, les mécanismes par lesquels les plus favorisés tendent à accroître leur avantage sur les autres. Cette appellation fait référence à la phrase : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a. », tirée de l’évangile selon Matthieu.

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