Pierre Pestieau
Comme on l’a souvent souligné le défi majeur auquel fait
face l’Etat-providence est de progressivement s’adapter à une réalité
changeante qu’il s’agisse de la structure familiale, de l’évolution démographique
ou du marché du travail. Mais outre ce défi, l’Etat-providence semble connaître
deux gros problèmes. D’abord, les personnes, les partis et les syndicats, qui
sont censés en assurer la pérennité semblent souvent freiner des réformes
pourtant nécessaires. En outre ceux qui devraient être les principaux
bénéficiaires des programmes sociaux semblent témoigner par leurs opinions et
leurs votes d’une méfiance croissante à l’égard de l’Etat providence. Il me
semble essentiel de comprendre les raisons qui peuvent expliquer ces deux
phénomènes, que l’on peut considérer comme les deux plaies dudit
Etat-providence. C’est de cette compréhension que l’on pourra dégager une
stratégie de contre-offensive.
Les élections récentes dans plusieurs Etats-providence et
les intentions de vote dans d’autres indiquent que nombreux sont les pauvres,
sans emploi, retraités ou déclassés, qui semblent ne plus faire confiance aux
partis sociaux démocrates qui sont les défenseurs historiques de la protection
sociale et penchent au contraire pour des partis populistes qui certes leur
promettent le paradis mais ne sont pas crédibles. Comment est-ce arrivé ?
Une explication traditionnelle est la distance croissante qui existe entre les
élites, de droite mais aussi de gauche, et les laissés pour compte. Témoin de
cette distance, la disparité croissante des revenus et de la richesse. L’écart
entre le niveau de vie des dirigeants et celui des pauvres en nombre croissant
ne cesse de grandir. L’affaire Fillon en France et le scandale de Publifin en
Belgique en sont des exemples criants, d’autant plus qu’ils se sont produits en
toute légalité. Lors des dernières élections présidentielles américaines, la
candidate démocrate se présentait comme la garante du maintien du système des
retraites et de l’Obamacare, dont ne voulait pas son opposant républicain. Elle
n’a pas pourtant pas réussi à convaincre un électorat qui bénéficiait de ces
deux programmes.
En outre, les tenants de l’Etat providence ont longtemps
cru qu’il n’y avait pas de différence entre un revenu du travail et un revenu
de remplacement et si différence il y avait, elle était en faveur du revenu de
remplacement puisqu’il était obtenu sans effort. C’était oublier que, pour la
plupart des individus, le revenu du travail est beaucoup plus valorisant parce
qu’il apporte la gratification de se sentir utile alors que le revenu de
remplacement a une dimension stigmatisante. L’élection présidentielle
américaine illustre bien cela. Le candidat républicain a réussi le tour de
force de convaincre une partie de la classe ouvrière qu’il allait lui fournir
davantage de jobs et des jobs de meilleure qualité, visant par là des
travailleurs peu éduqués, vivant dans les petites villes ou les banlieues, qui
se sentent victimes de la globalisation.
Le second problème est que face à ce désarroi des classes
laborieuses qui devraient bénéficier des programmes sociaux, certains
défenseurs naturels, historiques, de l’Etat providence (les partis de gauche et
les syndicats essentiellement) témoignent d’une frilosité certaine à le réformer.
Comme on vient de le voir, on tend à mettre l’accent sur les programmes de
transferts sociaux bien plus que sur la relance de l’emploi. On en arrive même
à se résigner à ce qu’une fraction croissante de la population active vive sans
emploi, l’économie étant de plus en plus contrôlée par les robots. Pour
relancer l’emploi il faut des réformes qui peuvent aller à l’encontre de la
doxa de certains partenaires sociaux, qui semblent privilégier une attitude
passive sur le sujet. Certes la flexisécurité danoise dont il a souvent été
question peut ne pas réussir en l’état dans un pays comme la France ou
l’Italie. Il n’en demeure pas moins que la réforme doit aller vers davantage de
flexibilité, de formation et de support des demandeurs d’emploi ; en un
mot elle se doit d’être proactive.
Une autre réforme indispensable se devrait d’éviter l’effet
Matthieu (1) et plus généralement le maintien de programmes dont la pertinence
n’est plus avérée alors que d’autres sont indispensables pour faire face à de
nouveaux besoins. Notre protection sociale doit aider ceux qui sont dans la
dèche et qui ne sont pas nécessairement les élus vocaux. Nous avons à l’esprit
cette phrase d’un ministre de gauche auquel nous faisions remarquer qu’il était
scandaleux de ne pas s’occuper davantage des ressources des personnes très
âgées, la plupart du temps des veuves, ou du traitement des handicapés :
« Soyons réalistes », me répondit-il, « ce ne sont pas ces gens-là
qui vont descendre dans la rue et paralyser l’activité. »
Nous nous rendons compte que la thématique de la chasse
aux gaspis et aux droits acquis est souvent utilisée par la droite libérale qui
veut la fin de l’Etat providence. Elle est cependant pertinente si elle permet
de rencontrer les besoins changeants d’une population en difficulté dans le
cadre de contraintes budgétaires serrées.
(1) L'effet Matthieu
désigne, de manière très générale, les mécanismes par lesquels les plus
favorisés tendent à accroître leur avantage sur les autres. Cette appellation
fait référence à la phrase : « Car
on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas
on ôtera même ce qu'il a. », tirée de l’évangile selon Matthieu.
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