Pierre
Pestieau
« C’était
mieux avant », entend-on de plus en plus souvent en ce début du XXIe siècle (1).
Cette réflexion est bien plus profonde que la nostalgie pour les méthodes du «
bon vieux temps », un mode de vie plus traditionnel, l’angoisse ressentie face aux
changements technologiques sans fin. Elle interpelle l’économiste qui ne cesse
de prouver chiffres à l’appui que non, nous n’avons jamais été aussi bien
qu’aujourd’hui. On assiste à un véritable dialogue de sourds, qui me rappelle
celui dont j’ai été le témoin, il y a plusieurs années, entre un ami sévèrement
déprimé et une de ses relations. Cette dernière lui donnait toutes les raisons
d’être heureux : de beaux enfants, une femme aimante, une belle maison,
une réussite professionnelle, etc. Comme vous pouvez l’imaginer cet inventaire
du bonheur n’a pas convaincu alors mon malheureux ami qui, heureusement, a fini
par s’en tirer.
En réalité, cet écart entre
perception et réalité a plusieurs raisons que les sciences sociales et particulièrement
celles du comportement ont étudiées. Il n’est pas étranger au phénomène de
fracture sociale dont il a souvent été question dans mes blogs. Un des apports
de l’économie comportementale est d’avoir cerné le phénomène d’aversion à
la perte et celui de l’effet
cliquet. L'aversion à
la perte est une notion issue de la
psychologie économique ; il s’agit d’un
biais qui fait que les gens attachent plus d'importance à une perte qu'à un gain du même montant. L'effet cliquet est un phénomène qui
empêche le retour en arrière d'un processus une fois un certain stade dépassé. Il
implique, par exemple, qu’il est difficile de réduire une consommation atteinte,
du fait des habitudes et des engagements qui ont été pris. La vie économique
n’est pas linéaire ; elle connaît des hauts et des bas, plus de hauts que
de bas. Mais avec l’aversion à la perte le moindre
bas ne peut être compensé par un haut de même valeur. Avec l’effet cliquet,
l’individu s’attend toujours à consommer plus; si sa consommation stagne, il a
l’impression d’être moins bien. Les études nombreuses qui portent sur le
bonheur et la satisfaction montrent bien que non seulement une baisse de revenu
mais même un ralentissement de la croissance rendent la plupart des gens
malheureux. Ceci explique pourquoi en dépit d’une croissance soutenue, beaucoup
n’ont pas l’impression de voir leur sort s’améliorer et certains le voient même
se détériorer. L’exemple typique est la télécommande de votre télé. Du temps où
il fallait se lever pour changer de chaîne, on le faisait sans problème et
l’introduction de la télécommande a été perçue comme bienvenue, sans plus.
Aujourd’hui si vous perdez votre télécommande et devez vous extraire du
fauteuil pour changer de chaîne, vous avez l’impression de retourner à l’âge de
la pierre.
La croissance continue que nous avons
connue depuis plus de 70 ans s’est accompagnée de nouveautés diverses: télévision,
voiture, téléphone, smartphone, internet,… Robert Gordon posait il y a quelques années la question
suivante : Vous avez le choix entre revenir en 2004, et bénéficier
uniquement des technologies de l'époque : l'internet sur votre ordinateur mais
pas de smartphone, pas de réseaux sociaux comme Facebook et Twitter, etc. ou
garder toutes les technologies actuelles mais devoir renoncer à une seule
technologie de la fin du 19ème siècle : la plomberie et les toilettes dans la
maison. Que préféreriez-vous? Garder votre iphone et vous soulager « dans
la cour » (2) comme on l’a longtemps dit en Belgique. Gordon
considérait la réponse comme évidente: plutôt revenir à nos ordinateurs et
objets d'il y a 20 ans que de devoir se lever dans la nuit froide pour aller se
soulager dans le froid au milieu de la nuit (3). Cet exemple illustre bien l’idée
que nous avons tendance à surestimer les innovations d'aujourd'hui et sous-estimer
celles de la seconde révolution industrielle, l'électrification, les moteurs à
explosion, la consommation de masse, etc. Réévaluer ces innovations devrait
nous amener a reconnaître qu’il fait mieux vivre aujourd’hui qu’avant.
(1) De nombreuse
livres ont été consacres récemment a cette problématique. Citons :
Patrick Nussbaum
et Grégoire Evéquoz, C'était mieux avant ou le syndrome du rétroviseur, Essai Favre, 2014.
Johan Norberg, Non, ce n’était pas
mieux avant, Plon, 2017y
Michel Serres, C’était mieux avant, Le Pommier, 2017.
(2) « Aller à la
cour » est une
expression qui remonte aux temps où les toilettes étaient inexistantes ou
situées à l'extérieur du bâtiment. On devait donc se rendre dans la cour pour
se soulager.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire