Pierre
Pestieau
Niveleur moderne |
Alors
que Victor illustre dans son article la persistance des inégalités dans le
temps et l’espace, je voudrais, dans le mien, discuter des moyens permettant de
les résorber. Dans son livre fameux sur le Capital au XXIème siècle Thomas
Piketty observe que les inégalités criantes de revenu et de richesse qui
gangrenaient nos sociétés au XIX siècle ont été partiellement résorbées grâce
(?) aux deux guerres mondiales et à la crise des années 30. Depuis lors, elles
ont repris de plus belle. Il est intéressant de voir que cette observation qui
porte sur une période somme toute limitée se voit renforcée par une étude qui
elle porte sur plusieurs siècles puisqu’elle commence à l’âge de la pierre (1).
Il s’agit d’un ouvrage de Walter Scheidel qui enseigne l’Histoire à l’université de Stanford.
La thèse qu’il défend avec brio peut se résumer ainsi : Les sociétés
humaines sont intrinsèquement inégalitaires et seuls des bouleversements
radicaux réussissent à les rendre temporairement plus égalitaires.
Pour
Scheidel, « l’immense écart qui sépare les riches des pauvres est aussi
vieux que la civilisation humaine : depuis la fin de la dernière ère
glaciaire, il n’est pas un progrès qui n’ait accentué les inégalités économiques
– du développement de l’agriculture et de la propriété à la révolution
industrielle et à la mondialisation. A l’inverse, les moments de nivellement important
sont extrêmement rares. Seuls les chocs terribles et violents ayant renversé
l’ordre établi se sont avérés, au cours de l’histoire, suffisamment
puissants pour aplanir les disparités de revenus et de richesses. Ces chocs ont
pris différentes formes. Les quatre cavaliers de
l’égalisation sont l’effondrement de l’Etat, l’épidémie
catastrophique, les grandes luttes sociales et la révolution. A leur passage,
des centaines de millions de personnes sont mortes ; et, derrière eux,
l’écart entre les riches et les pauvres s’est amenuisé » (2).
Que
penser des cette thèse qui a des points communs avec les vues de Marx ?
Les points communs sont le rôle de l’infrastructure sur la distribution des
revenus qui domine celui de la superstructure et l’idée que des inégalités trop
criantes mènent à la révolution. En revanche,
elle en diffère dans la mesure où elle voit l’histoire comme une
succession de cycles où de longues ères d’inégalités alternent avec des périodes
de boulversements égalisateurs, et non pas comme un long chemin vers la
révolution, la dictature du prolétariat et le Grand Soir.
Plus
modestement, elle interpelle ceux qui, comme moi, pensent que les politiques
sociales et fiscales sont nécessaires et utiles pour contenir ces inégalités.
Et pourtant, à y regarder de plus près, il est indiscutable que ces politiques
qui ont un effet sur les revenus du marché autant que sur les revenus
disponibles ont une efficacité indiscutable. Ce n’est pas par hasard que c’est
dans les Etats providence proactifs que les inégalités sont les plus faibles
quelque soit la conjoncture. Il suffit de voir la performance redistributive
des Etats providence scandinaves qui présentent d’ailleurs un bilan intéressant
et contrasté. On y observe tout à la fois les taux de pauvreté et d’inégalité
les plus bas et au cours de ces dernières année une forte croissance de la part
des revenus et de la richesse dont bénéficient les 1% les plus riches. Tout
cela pour dire que la questions des inégalités est une question complexe.
(1) Walter Scheidel The Great Leveler. Violence and the History of
Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century (Princeton
University Press, 2017.
(2) Walter Scheidel, Seuls les chocs terribles et violents aplanissent les
inégalités, Le Monde, 2 décembre 2017
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2017/12/01/la-violence-reduit-les-inegalites-enseigne-l-histoire_5223171_3232.html?xtmc=the_great_leveler&xtcr=1
Le magistral ouvrage de Scheidel nous montre en effet que quel que soit le régime politique dans lequel on se trouve, une fois qu’un mode de production permettant l’accumulation de bien est adopté (ceci exclut la sociétés basées sur la cueillette et la chasse) des inégalités apparaîtront tout ou tard.
RépondreSupprimerCeci ne devrait pas être une surprise. Donnez un million d’euros à mille personnes aujourd’hui sans le sou. Revenez quelques temps après et vous constatez que certaines de ces personnes seront à nouveau démunies parce qu’elles auront dilapidé tout leur argent ou parce qu’elles se seront fait escroquées ou encore parce que la chance n’aura pas été de leur côté. Par contre, certaines de ces personnes auront vu leur richesse croître soit grâce à leur ingéniosité et leur labeur, soit par malhonnêteté soit encore parce que le sort leur aura été favorable. Ainsi en va la vie et la nature humaine.
L’inégalité des revenus n’a en soi rien de répréhensible pour autant qu’elle ne s’appuie pas sur l’exploitation et/ou le maintien d’autrui dans la misère. Elle pose cependant problème quand elle affecte l’égalité des opportunités accessibles à chaque membre de la société.
En effet, si la richesse permet à ses détenteurs – et aux descendants de ceux-ci – de recevoir une meilleure éducation, de meilleurs soins de santé ou d’influencer les lois et réglementations en leur faveur, nos sociétés ne seront plus que des semblants de démocratie.
L’Etat-providence est certainement un rempart contre l’inégalité mais on connaît ses limites.
Une taxation plus juste (basée par exemple sur la globalité des revenus) offre également un frein contre l’inégalité des revenus mais le taux de taxation à appliquer au 1% des familles les plus riches et permettant de réduire significativement les inégalités oscille, selon Bourguigon ou Piketty, entre 70 et 80%. Quelle société oserait appliquer de tels taux ? Quelle société oserait également imposer lourdement les héritages permettant de transférer des avoirs, et donc de l’inégalité, vers des générations futures qui n’ont eu aucun mérite dans la création de richesse ?
Au-delà de ces outils « conventionnels », il faut sans doute se pencher sur les mécanismes et l’organisation sociale ayant permis l’accumulation de richesse entre quelques mains mais donc aussi l’explosion des rémunérations dont bénéficie une proportion fort réduite de la population.
Par exemple, depuis quelques décennies, on assiste à une surenchère dans les rémunérations des très hauts cadres d’entreprises. On peut légitiment se demander si la structure juridique des firmes (à savoir, essentiellement la société anonyme) permet de contrôler efficacement la politique salariale des dirigeants d’entreprises de même que la répartition du revenu de l’entreprise entre salariés et actionnaires. Ne faudrait-il pas réfléchir à d’autres modes de contrôle ou de représentativité au sein des firmes ?
De même, l’industrie financière a, depuis les années 80, pris une place démesurée dans nos économies et génère des rémunérations sans aucune mesure avec la valeur ajoutée réelle du secteur. Et cela est sans compter avec le haut degré d’inefficience affiché par cette industrie comme en témoignent les nombreuses bulles spéculatives qui secouent nos économies depuis 30 ans. Les diverses réglementations adoptées au lendemain de la crise des subprimes n’ont pas abordé le problème de fond du secteur financier : remplit-il au meilleur coût et efficacement sa fonction d’allocation du capital ?
D’autres exemples « d’abus de rémunération » viendront à l ‘esprit de tout un chacun mais il est à craindre que hors des changements profonds dans le contrôle des activités de production et de financement de celles-ci, les inégalités ne feront que croître…