Dix mille ans d’inégalités
Victor Ginsburgh
Un livre fascinant vient de
paraître, mais je ne peux pas me le payer, près de 70 euros. J’attends donc que
ma pension soit augmentée. Son titre : Dix
mille ans d’inégalité, Une archéologie des différences de richesse (1).
Selon la quatrième de couverture,
les questions auxquelles cet ouvrage essaie de répondre sont les suivantes :
Est-ce que l’inégalité est une caractéristique universelle des sociétés humaines,
ou bien les peuples dits « primitifs » vivaient-ils déjà dans
l’inégalité ? Comment l’inégalité s’est-elle développée avant l’époque moderne ?
Les inégalités se sont-elles développées après la sédentarisation des
populations ? Pourquoi de telles inégalités augmentent-elles et de quand
datent les inégalités que nous subissons dans les nations développées ? Que
peuvent dire à ce sujet les archéologues ?
La mesure d’inégalité utilisée dans
chacun des cas est le coefficient de Gini qui s’intéresse à la dispersion d’une
distribution quelconque, par exemple celle des revenus (trait gras dans la Figure). Ledit coefficient est égal à A/(A+B), où A et B représentent les surfaces
situées au-dessus et sous la courbe en trait gras. Sa valeur se situe entre 0
(égalité parfaite, si la courbe est confondue avec la droite en pointillés,
puisque A = 0) et 1 (inégalité extrême, un seul habitant possède tout, et la surface
A s’étale sur l’entièreté du triangle inférieur).
Dans l’ouvrage dont il est question
ici, et faute de trouver des données sur la richesse ou le revenu disponible
datant de 9 000 av. J.C., le Gini est basé sur la distribution de la taille des
logements, qui pourrait plus ou moins représenter la richesse et/ou le revenu.
Les onze chapitres écrits par une
trentaine de contributeurs s’intéressent aux sociétés anciennes entre 9 000 av.
J.C et 1 500 ap. J.C. Voici, par ordre chronologique, les sites sur lesquels
des relevés ont été effectués, et les coefficients de Gini qui en
résultent et que nous comparerons plus loin à des Gini contemporains :
Jerf el Ahlar (Syrie, 9 200 av.
J.C.) Gini =
0,13
Catalhoyuk (Turquie, 6 500 av. J.C.)
Gini = 0,28
Mésopotamie du Sud (2 700 av. J.C.) Gini = 0,37
Kahun (Egypte (1 930 av. J.C.) Gini = 0,68
Pompei (Italie, 79 ap. J.C.) Gini =
0,54
Teotihuacan (Mexique, 300 ap. J.C.) Gini = 0,12
Bridge River (Canada, 500 ap. J.C.) Gini = 0,20
Caracol (Belize, 700 ap. J.C.) Gini = 0,34
Cahokia (Illinois, USA, 1 150 ap.
J.C.) Gini = 0,57
Tenochtitlan (actuelle Mexico City,
1 500 ap. J.C) Gini = 0,30
Ces données montrent que l’Egypte
ancienne (Kahun), Pompei et Cahokia où habitait la tribu indienne des
Mississippi étaient déjà assez largement inégalitaires. Kahun est une ville
située dans l’agréable oasis de Fayoum. Très riche en gibier et proche de la
capitale égyptienne de l’époque, l’oasis était une province importante au temps
de la 12ème dynastie. La ville a été construite pour loger les ouvriers qui
devaient construire la pyramide où reposerait Sesostris II. Pompei était le
lieu de vacances où venaient se reposer les riches Romains. Cahokia, enfin,
située aux confluents de trois importants cours d’eau, le Mississipi, le
Missouri et l’Illinois, faisait commerce avec le Grands Lacs au nord et avec la
côte du Golfe du Mexique. Les trois villes devaient donc abriter à la fois des
riches et leurs serviteurs, ce qui expliquerait l’inégalité par rapport aux 7 autres
lieux.
Les conclusions des auteurs sont que
l’inégalité augmente avec (a) la stabilité climatique, qui permet de prévoir
davantage les récoltes et autres ressources ; (b) la taille de la population
des groupes ; (c) la réduction de la mobilité des groupes, qui permet la
transmission entre les générations et la possibilité d’accumuler ; (d) la
rareté des ressources transmissibles d’une génération à l’autre ; (e) le
développement de la propriété privée ; (f) le surplus par rapport à la
simple subsistance (épargne) qui est plutôt présente dans les sociétés
agricoles non itinérantes.
Les Gini européens mesurés sur base
du revenu disponible se situent entre 0,25 et 0,40 en 2016. La Belgique est à 0,26,
la France à 0,29. Les Etats Unis avec un Gini de 0,41 sont, comme on s’y
attend, bien plus inégalitaires. Et malheureusement, l’inégalité est encore
bien plus grande dans les pays pauvres : 0,63 en Afrique du Sud, 0,61 en Haïti
et 0,50 au Rwanda. Voir (2) pour plus de détails.
Les inégalités actuelles ne sont donc
pas trop éloignées de celles calculées pour les civilisations anciennes de Syrie,
Turquie, Mésopotamie du Sud, Mexique, Colombie Britannique, Canada, Belize et
Mexique. Rappelons toutefois que les mesures sont basées sur des données
différentes : dimension des logements pour les sociétés anciennes et
revenu disponible pour les inégalités dans lesquelles nous vivons, et il n’est
pas impossible que cela puisse influencer les niveaux.
Ce qui veut dire qu’il y
avait déjà des inégalités dans les civilisations anciennes. Ce qui est plus
inquiétant aujourd’hui, c’est que ces inégalités sont en train de croître très
rapidement. En 2010, les 388
personnes les plus riches détenaient la même fortune que la moitié la plus pauvre
de l’humanité. Elles étaient 85 en 2014 et 62 en 2015 (3).
L’article de Pierre qui suit nous
éclaire un peu sur ce qu’il faudrait faire pour qu’elles décroissent, et ce
n’est pas rigolo…
(1) Timothy Kohler and Michael Smith
(eds.), Ten Thousand Years
of Inequality: The Archaeology of Wealth Differences,
The University of Arizona Press, 2018. Voir aussi Matthew Shaer, The Archaeology of
Wealth Inequality Researchers
trace the income gap back more than 11,000 years, Smithsonian Magazine, March 2018 et https://muse.jhu.edu/book/57765
(2) Eurostat, Gini coefficient of
equivalised disposable income - EU-SILC survey, February 15, 2018 http://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=ilc_di12
La plupart des pays du monde ont des Gini mesurés sur base du revenu
disponible compris entre 0,30 et 0,50, mais les données manquent pour Bahrein,
Corée du Nord, Cuba, Emirats arabes unis, Guinée équatoriale, Hong Kong,
Koweit, Liban, Libye, Macao, Malte, Oman, Singapour, Somalie, Taiwan. Les Gini
les plus élevés (plus de 50%) se retrouvent dans les pays suivants :
Afrique du Sud, Belize, Botswana, Colombie, Guinée-Bissau, Haiti, Honduras,
Lesotho, Namibie, Panama, République Centre Africaine, Rwanda, Suriname,
Swaziland, Zambie. Les moins élevés (30% ou moins) sont : Afghanistan,
Albanie, Algérie, Belarus, Belgique, Danemark, Finlande, Iraq, Islande,
Kazakhstan (depuis que M. Chodiev habite la Belgique), Kosovo, Kyrgyzstan,
Moldavie, Norvège, Pays-Bas, République tchèque, Roumanie, Serbie, Slovaquie,
Slovénie, Suède, Ukraine. Notez que le coefficient d’inégalité ne dit rien sur
le niveau de vie moyen. Les trois pays les plus inégalitaires, l’Afrique du Sud
(Gini = 0,63), la Namibie (G = 0,61) et Haiti (G = 0,61) sont aussi des pays
pauvres. L’inégalité n’y arrange évidemment rien ! Ces données proviennent
de la Banque Mondiale. Il n’est pas précisé si elles sont calculées avant ou
après taxes et redistribution.
Voir https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_income_equality
(3) Walter Scheidel, The
Great Leveler, Princeton University Press, 2017.
je me demande ce qu'on trouverait comme coefficient de Gini basé sur la taille des logements à notre époque
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