dimanche 3 juin 2018

Dessine-moi un éléphant

Pierre Pestieau

Du Petit Prince, le dessin de l’éléphant avalé d’un seul coup par un boa m’a toujours plus impressionné que celui du mouton. Il m’était difficile de ne pas l’oublier quand j’ai vu le profil de l’éléphant utilisé depuis quelques années par les chercheurs qui s’intéressent aux inégalités planétaires. A la différence de celui de Saint-Ex, la trompe de l’éléphant se relève et c’est inquiétant (1).

Branco Milanovic, ancien économiste de la Banque mondiale et expert de l'inégalité mondiale des revenus, est le premier à avoir introduit la fameuse courbe de l'éléphant pour représenter graphiquement l’évolution de la distribution des revenus des ménages au niveau mondial. Tout récemment, Thomas Piketty et ses collaborateurs (2) ont actualisé les travaux de Milanovic afin de nous expliquer la dynamique des revenus mondiaux.


Pour visualiser cette dynamique, on présente sur un axe horizontal les percentiles de revenus et sur un axe vertical le taux de croissance des revenus de chaque percentile. Les taux de croissance des percentiles inferieurs sont bas en raison de la faible croissance dans les pays les plus pauvres, particulièrement l’Afrique subsaharienne. A partir du 20ème jusqu’au 60ème percentile, les taux de croissance sont assez élevés du fait de la croissance rapide des pays émergents tels que la Chine et l'Inde. Ils retombent à partir du 70ème percentile en raison de la faible croissance des revenus chez des pauvres et les classes moyennes dans les économies avancées. Finalement, ils sont extrêmement élevés pour les derniers percentiles en raison à l'explosion des gros revenus dans de nombreux pays. Le percentile supérieur de la distribution gagne plus de 20% du total revenu mondial actuel et il a capturé environ 27% de la croissance du revenu total de 1980 à 2016. Par conséquent, on obtient bien une courbe en forme d’éléphant avec une trompe se relevant fortement pour refléter la situation des trop fameux 1% les plus riches.

Le travail de ces chercheurs est impressionnant et utile. Il demeure que je ne me sens pas à l’aise dans cette approche propre à la Banque Mondiale et aux Nations Unies qui consiste à traiter l’ensemble des pays de la terre sur le même pied alors qu’ils sont dans des phases de développement différentes et ont des cultures et des pratiques économiques dissemblables. Sur cette courbe de l’éléphant, les pauvres des pays riches coexistent avec les classes moyennes des pays émergents, les milliardaires russes, chinois, saoudiens, brésiliens et sud-africains sont associés aux champions des classements du Forbes Magazine. Même si les Etats n’ont plus la totale maîtrise de leur politique sociale et économique, ils demeurent les seuls qui peuvent garantir une meilleure redistribution des ressources nationales. Il me paraît donc essentiel de se focaliser sur la répartition nationale des richesses et des revenus, plutôt que sur la répartition mondiale.


(1) Pour être précis, chez St-Ex, ce serait plutôt la tête du boa qui se relèverait (voir le dessin).

(2) Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, The Elephant Curve of Global Inequality and Growth, AEA Papers and Proceedings 2018, 108: 103–108. Voir aussi des mêmes auteurs : World Inequality Report 2018 < http://wir2018.wid.world>

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire