Victor Ginsburgh
L’un est celui qui s’intéresse aux autres peuples, écoute ce qu’ils ont à
dire et essaie de comprendre. On disait et on continue de dire des citoyens de
ce peuple qu’ils sont « cosmopolites », un terme devenu dérogatoire,
mais au moins les cosmopolites étaient sensibles aux autres, même s’ils étaient
religieux, formés dans la culture et la pensée juive, avaient étudié dans une
école rabbinique, se rendaient à la synagogue le jour du shabbat, et étaient souvent
adversaires des mariages mixtes avec un ou une gentil(le). Certains allaient,
cependant, jusqu’à fêter Noël devant un arbre illuminé par des vraies bougies
(du temps où c’était encore permis), mais il n’y avait pas de crèche.
Et puis il y a un deuxième peuple qui ne s’intéresse qu’à lui-même, n’écoute
que lui et ne fait aucun effort pour comprendre ni le premier peuple, ni le reste
du monde. Mais parce que les citoyens de ce deuxième peuple ont quand même
gardé une once de l’ancien humour du temps où ils faisaient encore partie du
premier peuple, la question qu’ils se posent lors de chaque événement ou
changement dans le reste du monde est : « Est-ce bon ou mauvais pour
les Juifs ? » même lorsqu’il s’agit d’une éruption volcanique au
Guatemala, d’un bloc de glace qui se détache de l’Antarctique ou d’une éclipse
de soleil visible uniquement dans l’hémisphère sud.
La plupart de ces derniers vivent en Israël, d’autres n’y vivent pas mais,
comme le disent souvent ceux qui font partie du premier peuple, ils donnent de
l’argent à un autre pour qu’il aide un troisième à s’installer en Israël.
Israël — que l’écrivain israélien David Grossman appelle forteresse plutôt que
patrie (1) — est leur seule préoccupation, ils n’ont pas grande envie d’y
aller, sauf en vacances, mais soutiennent l’apartheid, ne sont pas gênés par
les violences de l’armée, ni par une justice qui donne rarement raison au
paysan palestinien, même quand un colon juif tue ses chèvres, ou envoie un chien
disperser et mutiler ses moutons, abat ou brûle ses oliviers, saisit la terre
où il est né ou l’oblige à faire un détour de 20 ou 30 Km pour atteindre son
lieu de travail, parce qu’il ne peut pas utiliser les routes réservées aux
colons (2). Ils n’ont jamais rien à se reprocher, même quand ils renvoient les
réfugiés à leur terre africaine où ils n’ont ni papiers, ni statut et dont la
seule (mal)chance de survivre est de repartir en exil (3). Ils n’ont rien à se
reprocher quand ils tuent des manifestants. Pire, cela réjouit le tueur, qui se
félicite d’avoir si bien visé.
Il y a aussi en Israël quelques survivants, parfois antisionistes, du
premier peuple, mais ils sont méprisés et, mépris pour mépris, le deuxième
peuple dit d’eux qu’ils seraient prêts à se soumettre à une nouvelle shoah en
acceptant un Etat palestinien comme voisin. Il y a même des ultra-religieux
(les Neturei Karta) dont le rabbin vient de déclarer qu’ils « prient tous
les jours pour une Palestine libre, rendue au peuple palestinien » (4).
Mais ceci est plutôt anecdotique, et c’est d’ailleurs bien dommage.
Certains, et ils sont quand même assez nombreux, sont courageux, et j’en
veux pour preuve, l’écrivain israélien David Grossman cité plus haut, dont le
fils Uri qui faisait partie des forces armées israéliennes a été tué lors de la
guerre du Liban en 2006. Il avait 20 ans. En 2015, Grossman a retiré sa
candidature du Prix Israël de littérature parce que s’il était élu, le prix devait
lui être conféré par le premier ministre (dont je ne veux ni prononcer ni
écrire le nom) qui avait déclaré que deux membres du jury du prix étaient
politiquement « inopportuns » et attribuaient le prix à leurs amis.
Voici la réaction de Grossman : « Netanhayou [et voilà que je dois quand
même écrire ce nom] a commis un geste cynique et destructeur qui viole la
liberté de pensée, la pensée elle-même et la créativité en Israël. Je refuse de
m’y associer ».
Trois ans plus tard, en 2018, Grossman obtient le Prix Israël. Deux
articles paraissent coup sur coup dans le quotidien Haaretz, dont la plupart des journalistes, si pas tous, font partie
du premier peuple.
Le 19 février 2018, Avigdor Feldman (5) conseille à Grossman de refuser,
parce que quand Netanhayou lui serrera la main en lui donnant le prix, il lui
dira dans un murmure ému : « Je suis un grand fan de vos livres et
j’ai pleuré en lisant Tombé hors du temps
(6) et Sara, ma femme, a aussi pleuré ». Et continue Feldman, vous devrez
placer votre main dans celle qui a serré la main de Trump dont « les
doigts ressemblent à des saucisses ».
Deux jours après, le 21 février 2018, Shachar Ben Meir (7), au contraire,
conseille à Grossman d’accepter le prix, même s’il faut serrer la main à
plusieurs ministres d’extrême droite qui font évidemment partie du deuxième
peuple. « Le prix ne vous est pas donné par ceux auxquels vous devrez
serrer la main, ni en leur nom. Il vous est donné au nom de ceux qui sont, dans
ce pays, vos lecteurs et de ceux qui sont silencieux. Les mains que vous allez
serrer sont une note de bas de page. Après la cérémonie, et après les mains
serrées, vous aurez sans doute l’opportunité de dire merci [à ceux] pour
lesquels et au nom desquels vous avez vraiment reçu le prix. Tous ceux qui
vivent et ceux qui sont morts sont écrits dans vos livres, et c’est pour eux et
en leur nom que vous recevez le prix. Allez, Grossman, et acceptez-le ce
Prix ».
Voilà trois juifs israéliens du premier peuple, qui ont raison tous les
trois, l’un qui se retire en 2015, mais re-candidate trois ans plus tard,
l’autre qui dit « refuse », et le troisième qui dit
« accepte », ce qui fait revenir à ma mémoire un trait d’humour juif
souvent raconté par ceux qui font partie premier peuple. Un rabbin est appelé à
résoudre un problème de dispute dans un ménage. Après avoir écouté les complaintes
de la femme, il lui dit « Tu as raison ». Puis il écoute l’homme et
lui dit « Tu as raison ». La femme du rabbin qui a suivi de loin
l’histoire demande à son mari comment il peut donner raison aux deux. « Tu
as aussi raison » lui répond-il.
L’actrice juive de nationalité israélienne et américaine Natalie Portman
fait aussi partie de ce premier peuple. Elle vient de faire savoir qu’en
« bonne conscience elle n’ira pas en Israël pour recevoir le Genesis Prize
($2 millions), parce qu’elle a trouvé très pénibles les événements récents
et ne se sent pas d’humeur à participer à des événements publics en
Israël » (8). Ni « à laisser croire qu’elle soutient
Netanyahou » (9). Ce qui amène un Ministre israélien du deuxième peuple à
dire que son propos frôle l’antisémitisme (10).
PS 1. Lors de son discours du 18 avril 2018 prononcé devant les parents israéliens
et palestiniens qui ont perdu des enfants dans les guerres, David Grossman a
annoncé qu’il donnait la moitié du montant de son Prix Israël, à deux
organisations qui se dévouent aux enfants des chercheurs d’asile. « Pour
moi », ajoute-t-il, « ces deux organisations font un travail sacré,
ou plus exactement, un travail simplement humain que le gouvernement israélien
devrait lui-même entreprendre » (1).
PS 2. Merci à Philipp Weiss, un journaliste juif américain progressiste, que
je n’ai jamais rencontré et avec lequel je n’ai jamais parlé ni correspondu, mais
qui m’a néanmoins « moralement obligé » à écrire ces quelques
lignes.
PS 3. Une version préliminaire de ce texte a paru dans La Libre le 19 mars 2018.
(1) ‘Israel is a fortress, but
not yet a home’ : David Grossman’s memorial day speech to bereaved
Israelis and Palestinians, Haaretz,
April 18, 2018.
(2)
Voir Michael Chabon et Ayelet Waldman, Un
royaume d’olives et de cendres, Paris: Robert Laffont, 2017. Cet ouvrage contient 26 récits d’écrivains engagés sur
les obstacles que les Juifs israéliens créent pour « compliquer » (un
mot léger par rapport à la réalité) la vie quotidienne des Palestiniens qui
vivent en Cisjordanie occupée et à Gaza.
(3)
Uzi Dann, Israel’s big lie revealed : Deported asylum seekers in Uganda
lament broken promisses and grim future, Haaretz,
March 4, 2018.
(4) Sue Surkes, Un rabbin antisioniste
offre au Hezbollah un cadeau de la part du peuple juif, The Times of Israel, 15 mars 2018.
(5) Avigdor Feldman, David
Grossman, dont accept the Israel Prize from those people, Haaretz, February 19, 2018.
(6) Il s’agit du livre que Grossman
a écrit après la mort de son fils Uri et dans lequel il parle d’un pays dont
les habitants ont tous perdu un de leurs enfants.
(7) Shachar Ben Meir, David
Grossman, accept the Israel Prize, If there is anything the great author should
understand, it’s that the government is not supposed to interfere in art, Haaretz, February 21, 2018.
(8) Genesis Prize cancels
ceremony after 2018 winner Natalie Portman says won’t visit Israel, Haaretz, April 20, 2018.
(9) Gideon Levy, That’s the spirit, Ms. Portman, but it's just a start,
Haaretz, April 22, 2018.
(10) Natalie
Portman's boycott of Netanyahu borders on anti-Semitism, Israeli Minister says,
Haaretz, April 22, 2018.
L'essentiel en quelques lignes qui vont au fond du problème,sans oublier l'humour. Tu as raison ! Liliane
RépondreSupprimerL'humour (juif) reste essentiel
SupprimerÉvocation claire d'une situation tragique... et pas en passe de se solutionner.
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