Pierre Pestieau
Tout a commencé par la requête d’un ami turc qui travaille à la Banque
Mondiale. On lui a demandé d’évaluer le coût de la guerre en Syrie du point de
vue du peuple syrien. Il est un peu perdu et fait appel à mes faibles lumières.
Inutile de dire que je ne connais pas le sujet. Tout au plus ai-je assisté il y
a plusieurs années à une conférence de Joseph Stiglitz sur le coût de la guerre
en Irak. J’ai même jeté un œil sur le livre qu’il a eu la gentillesse de me
dédicacer (1). En cas de doute, il n’y a pas mille solutions. Je suis allé sur
Google. D’abord, je me suis aperçu que la somme de 3000 milliards de dollars
évaluée par Joe Stiglitz avait été depuis révisée à la hausse. Plus frappant, la
plupart des études citées sur le sujet concernent exclusivement le coût de la
guerre du point de vue des Etats Unis. On parle en général d’un coût financier.
Les pertes en vies humaines sont citées en passant et quelle que soit la
guerre, le rapport entre les pertes américaines et les pertes de civils et de
combattants locaux est de l’ordre de 1 à 100.
J’ai demandé à mon ami turc quelques données de base : il semblerait
que sur la période 2010-2016 la population soit tombée de 20,7 à 18,5 millions,
l’espérance de vie de 74,4 à 69,5 ans et le revenu par tête de 2806 à 1215
dollars américains. Le froideur de ces chiffres est bien éloignée du sentiment d’horreur
que l’on peut éprouver à regarder à la télé des villages anéantis, des usines
incendiées, des civils massacrés, des centaines de milliers de Syriens fuyant
leur pays.
Mon premier conseil était qu’il ne fallait pas se limiter à mesurer la
perte de revenu, la destruction des villes et des sites archéologiques mais
incorporer le prix de la vie et de la souffrance. Mais ici on entre dans le
domaine de l’immesurable, de ce qui n’a pas de prix.
Pas de prix sans doute mais dans notre monde marchand tout a un prix. Les
morts du 11 septembre se sont vus attribuer un prix, celui de l’indemnité
accordée par l’Etat et les compagnies d’assurance, prix qui dépend du revenu
qu’ils touchaient (2). Là est le problème, dans un pays pauvre comme l’est la
Syrie, la perte de revenu due à la guerre n’est pas élevée selon les standards
des pays riches. Pour mémoire, en 2016, le revenu par tête était de $57.294 aux
Etats Unis et de $38.537 en France. En Syrie, il ne serait plus que $1.215.
Et comme l’évaluation de la valeur de la vie est liée au revenu, le coût de
la guerre incluant la perte des vies humaines reste faible (3). Au plus, $262
par tête pour une perte de 5 années. Ce qui explique
somme toute pourquoi ce conflit a entraîné si peu d’empathie dans nos pays
riches.
(1) Joseph Stiglitz and Linda
Bilmes, The Three Trillion Dollar War: The True Cost of the
Iraq Conflict, W.W.
Norton & Company, Inc., 2008.
(2) Les familles qui ont perdu un proche ont touché en
moyenne 2,1 millions de dollars. Mais cette indemnité varie selon les victimes
au terme d'une formule tenant compte du montant des salaires de la victime et
des revenus qu'elle aurait générés si elle était restée en vie. Les familles
des victimes avec les plus hauts salaires ont reçu les plus grosses indemnités,
jusqu'à six fois celles encaissées par les familles aux revenus les plus bas.
(3) Pour procéder à cette
évaluation, Ponthière et Pestieau ont eu recours à la méthode du revenu équivalent
appliquée à la longévité. Soit une personne disposant d’un certain revenu et
s’attendant à une longévité donnée. Supposons que sa durée de vie soit réduite
d’un certain nombre d’années. Son revenu équivalent sera le revenu qui combiné à
cette longévité réduite lui apporte un bien être équivalent à sa situation
initiale. La différence entre ce revenu équivalent et le revenu initial donne
une évaluation monétaire de la valeur de ces années perdues. Voir : https://alfresco.uclouvain.be/alfresco/service/guest/streamDownload/workspace/SpacesStore/1d507cb0-48ad-45fb-91c7-871fb0d9729b/coredp2017_25web.pdf?guest=true
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire