Victor Ginsburgh
Grand écrivain français boursouflé |
J’espère que les quelques lignes qui suivent vous pousseront à lire son
petit ouvrage (1) et vous dégoûteront une fois pour toutes des romans de gare,
voire pire, écrits pas Eric Emmanuel Schpritz, Amélie Mouthon, Marc Lavie, Guillaume
Museau, Vigan La Delphine, Jean-Christophe Rupin et autres grands écrivains
français contemporains (2).
En voici quelques exemples dans lesquels Chevillard souligne « la
beauté de cette prose, nom de Dieu ». Le texte en caractères normaux est ce
que Chevillard souligne de « beau » dans les textes qu’il a lus. Les
textes qu’il cite sont entre guillemets et en italiques. Je ne peux pas vous
donner les numéros des pages, parce qu’il n’y en a pas.
Preuve de sa passion pour le monde, il entre dans le réel par effraction.
Il « jeta un œil circulaire sur la
pièce ». La violence de l’image nous hantera longtemps. Ainsi nous apparaît
Polo [un des personnages inventés par Prosper], à peine introduit dans le roman
et déjà borgne. Pourquoi s’énuclée-t-il ainsi ? Nous ne lâcherons plus le
livre avant d’en connaître le fin mot. Notre impatience ne va cesser de
croître. Reine [l’amie de Polo] assiste épouvantée à cette automutilation
« Un deuil brutal aboie en elle »
écrit Brouillon laconiquement, avec ce sens de la formule qui lui est propre et
sur lequel je reviendrai en espérant que vous m’accompagnerez, car j’aurais
trop peur d’y aller seul (Chapitre 3).
Reine est sans conteste l’une des plus belles figures féminines de l’œuvre
de Prosper, lequel a toujours particulièrement soigné ses héroïnes : elle
« bénéficie d’une peau de
grassouillette, voire de dodue ». Jamais en effet, l’écrivain ne
sacrifie à la vulgarité ni à la moquerie… D’ailleurs, Prosper ne l’ignore pas,
« il y a un moment où une femme doit
choisir entre son visage et son corps. Grâce à la graisse, elle avait sauvé sa
figure, mais elle était devenue énorme en dessous ». Quel admirable
portrait. Reine a donc « sauvé sa
figure », nous en avons aussitôt une confirmation : « Elle a un ravissant nez droit tel que les
sculpteurs antiques en taillaient dans leurs statues de femmes immortalisées ».
Praxitèle. Tailler un nez « dans »
une statue ne peut être qu’une prouesse de grand artiste. Et de grand écrivain
mêmement, par voie de conséquence. Au diable ces hypocrisies « qui nous
falsifient » (et non salsifis,
comme nous étions en droit de l’espérer sous la plume inventive de l’auteur) !
(Chapitre 4).
Reine pouponne toujours la joue de Polo, caresse qui ne le laisse pas de
bois : « L’œil valide vrillé
sur sa bienfaitrice pissait l’amour tandis que les vestiges de sa queue
s’agitaient en tous sens »… Quand Brouillon s’attable pour écrire, il
est en proie à une sorte de transe, ou tout au moins à une vive excitation.
Evoquant son père, [il] se demande si cette inclination ne serait pas
héréditaire : « Les femmes
ont un clitoris », affirme-t-il pour commencer. Et il poursuit ainsi :
« N’aurions-nous pas dans la
famille, de père en fils, une petite excroissance anatomique qui s’excite dès
que résonnent les quatre mots magiques », il était une fois, et qui se
situerait dans l’oreille ? Reine, comme toutes les jeunes femmes, rêve
d’amour (l’auteur parle des premiers émois de l’adolescence comme personne) :
« Le tam-tam sourd de l’absolu
l’appelait vers une rencontre non capitonnée, un amour de vérités dangereuses
pour soi et pour l’autre ». Avec Polo, elle ne pouvait pas mieux tomber
(Chapitre 5).
Polo — nous l’apprendrons plus tard —vient de vivre une histoire
compliquée. Une déception amoureuse. Celle qu’il aimait s’en est tirée avec
trois côtes enfoncées et le nez cassé, trahie par « son haleine grasse de femme infidèle. Les femmes qui nous trompent ne
sentent plus pareil. Elles traînent après elles des relents d’arrière-cour,
d’épluchures, de faux semblants », note Brouillon, toujours très juste
quand il sonde l’âme féminine. Le temps le vengerait de cette
garce : « Qu’avait-elle en
tête ? Des rêves de boniche, des fantasmes puérils, des chimères de
ménopausée. Elle allait, oui, se détériorer, devenir une pauvre chose flasque
et ridée ». Sublime évocation de la fuite du temps, de la flétrissure
inéluctable du corps (Chapitre 6).
La vérité est tout autre, si l’on en croit du moins la principale
intéressée : « Je fonce dans
l’amour comme d’autres s’aventurent sur le terrains minés d’Afghanistan, car
j’avoue ne pas croire que l’amour tue, bien que j’aie frôlé ses précipices à
certains moment de ma vie ». Ah, la diablesse, comme elle
cachait bien son jeu. Le lecteur tombe de haut. « Ma longue expérience des hommes semblait inadéquate devant celui dont
je ne savais pas encore qu’il m’avait choisie », lâche Reine dans un
souffle rauque. Rappelons qu’elle se trouve alors sur le perron, et Polo juste
au-dessous. Le perron de cette villa cossue possède une double volée de
marches, mais Reine, soulevée par le désir, préfère enjamber la balustrade.
Elle tombe, assez lourdement bien sûr, dans la platebande et s’y enlise
jusqu’aux genoux — qu’importe. Polo est maintenant devant elle : « Ses mains me lissèrent. Il suffisait qu’il
me touche et je m’embrasais. Lorsqu’il effleura ma peu, ce fût mon âme qu’il
fit sursauter ». « Je vais
te farcir à la bite, ma amour ! » rugit Polo avec un soupçon de
préciosité que l’on n’aurait pas attendu de ce néandertalien. « Mon sang résonnait dans mes tempes à coup de
massue » confiera Reine à [son amie] Victorine. Quant à Polo, pantalon
aux genoux, il « devenait en
sueur » et murmure (ou est-ce un râle ?) : « Je me sens homme avec toi »
(Chapitre 7).
***
J’arrête ici les descriptions qui deviennent de plus en plus scabreuses,
comme vous pouvez l’imaginer, mais il y a encore trois chapitres que je vous
laisse lire seul(e) dans votre fauteuil ou dans votre lit. Je
finis néanmoins par une note sur laquelle Chevillard nous propose de
méditer :
« Nous avons une idée de ce qui benoîtement ou cyniquement s’écrit, se
publie, se lit et triomphe aujourd’hui ».
En vous rappelant que certains des auteurs qui sont cités entre guillemets
et en italiques « sont lauréats de grands prix littéraires ; plusieurs
siègent dans les jurys qui les décernent ou à l’Académie Française ».
(1) Eric Chevillard, Défense de Prosper Brouillon,
Paris : Editions Noir su Blanc, 2017.
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