mardi 26 septembre 2017

Oh ! la belle littérature française

Victor Ginsburgh



Grand écrivain français boursouflé
Eric Chevillard a tenu chaque semaine, et ce pendant six ans, une colonne critique dans le Monde des Livres. Il écrit cette fois son propre livre, Défense de Prosper Brouillon, dans lequel il commente avec une joie féroce des « citations attribuées à Prosper Brouillon [mais] extraites littéralement et sans retouche, je le jure, d’une vingtaine de romans français publiés ces dernières années, ayant tous obtenu de beaux succès de vente ainsi que de nombreuses traductions. Certains auteurs sont lauréats de grands prix littéraires ; plusieurs siègent dans les jurys qui les décernent ou à l’Académie Française ».

J’espère que les quelques lignes qui suivent vous pousseront à lire son petit ouvrage (1) et vous dégoûteront une fois pour toutes des romans de gare, voire pire, écrits pas Eric Emmanuel Schpritz, Amélie Mouthon, Marc Lavie, Guillaume Museau, Vigan La Delphine, Jean-Christophe Rupin et autres grands écrivains français contemporains (2).


En voici quelques exemples dans lesquels Chevillard souligne « la beauté de cette prose, nom de Dieu ». Le texte en caractères normaux est ce que Chevillard souligne de « beau » dans les textes qu’il a lus. Les textes qu’il cite sont entre guillemets et en italiques. Je ne peux pas vous donner les numéros des pages, parce qu’il n’y en a pas.

Preuve de sa passion pour le monde, il entre dans le réel par effraction. Il « jeta un œil circulaire sur la pièce ». La violence de l’image nous hantera longtemps. Ainsi nous apparaît Polo [un des personnages inventés par Prosper], à peine introduit dans le roman et déjà borgne. Pourquoi s’énuclée-t-il ainsi ? Nous ne lâcherons plus le livre avant d’en connaître le fin mot. Notre impatience ne va cesser de croître. Reine [l’amie de Polo] assiste épouvantée à cette automutilation « Un deuil brutal aboie en elle » écrit Brouillon laconiquement, avec ce sens de la formule qui lui est propre et sur lequel je reviendrai en espérant que vous m’accompagnerez, car j’aurais trop peur d’y aller seul (Chapitre 3).

Reine est sans conteste l’une des plus belles figures féminines de l’œuvre de Prosper, lequel a toujours particulièrement soigné ses héroïnes : elle « bénéficie d’une peau de grassouillette, voire de dodue ». Jamais en effet, l’écrivain ne sacrifie à la vulgarité ni à la moquerie… D’ailleurs, Prosper ne l’ignore pas, « il y a un moment où une femme doit choisir entre son visage et son corps. Grâce à la graisse, elle avait sauvé sa figure, mais elle était devenue énorme en dessous ». Quel admirable portrait. Reine a donc « sauvé sa figure », nous en avons aussitôt une confirmation : « Elle a un ravissant nez droit tel que les sculpteurs antiques en taillaient dans leurs statues de femmes immortalisées ». Praxitèle. Tailler un nez « dans » une statue ne peut être qu’une prouesse de grand artiste. Et de grand écrivain mêmement, par voie de conséquence. Au diable ces hypocrisies « qui nous falsifient » (et non salsifis, comme nous étions en droit de l’espérer sous la plume inventive de l’auteur) !  (Chapitre 4).

Reine pouponne toujours la joue de Polo, caresse qui ne le laisse pas de bois : « L’œil valide vrillé sur sa bienfaitrice pissait l’amour tandis que les vestiges de sa queue s’agitaient en tous sens »… Quand Brouillon s’attable pour écrire, il est en proie à une sorte de transe, ou tout au moins à une vive excitation. Evoquant son père, [il] se demande si cette inclination ne serait pas héréditaire : « Les femmes ont un clitoris », affirme-t-il pour commencer. Et il poursuit ainsi : « N’aurions-nous pas dans la famille, de père en fils, une petite excroissance anatomique qui s’excite dès que résonnent les quatre mots magiques », il était une fois, et qui se situerait dans l’oreille ? Reine, comme toutes les jeunes femmes, rêve d’amour (l’auteur parle des premiers émois de l’adolescence comme personne) : « Le tam-tam sourd de l’absolu l’appelait vers une rencontre non capitonnée, un amour de vérités dangereuses pour soi et pour l’autre ». Avec Polo, elle ne pouvait pas mieux tomber (Chapitre 5).

Polo — nous l’apprendrons plus tard —vient de vivre une histoire compliquée. Une déception amoureuse. Celle qu’il aimait s’en est tirée avec trois côtes enfoncées et le nez cassé, trahie par « son haleine grasse de femme infidèle. Les femmes qui nous trompent ne sentent plus pareil. Elles traînent après elles des relents d’arrière-cour, d’épluchures, de faux semblants », note Brouillon, toujours très juste quand il sonde l’âme féminine. Le temps le vengerait de cette garce : « Qu’avait-elle en tête ? Des rêves de boniche, des fantasmes puérils, des chimères de ménopausée. Elle allait, oui, se détériorer, devenir une pauvre chose flasque et ridée ». Sublime évocation de la fuite du temps, de la flétrissure inéluctable du corps (Chapitre 6).

La vérité est tout autre, si l’on en croit du moins la principale intéressée : « Je fonce dans l’amour comme d’autres s’aventurent sur le terrains minés d’Afghanistan, car j’avoue ne pas croire que l’amour tue, bien que j’aie frôlé ses précipices à certains moment de ma vie ».  Ah, la diablesse, comme elle cachait bien son jeu. Le lecteur tombe de haut. « Ma longue expérience des hommes semblait inadéquate devant celui dont je ne savais pas encore qu’il m’avait choisie », lâche Reine dans un souffle rauque. Rappelons qu’elle se trouve alors sur le perron, et Polo juste au-dessous. Le perron de cette villa cossue possède une double volée de marches, mais Reine, soulevée par le désir, préfère enjamber la balustrade. Elle tombe, assez lourdement bien sûr, dans la platebande et s’y enlise jusqu’aux genoux — qu’importe. Polo est maintenant devant elle : « Ses mains me lissèrent. Il suffisait qu’il me touche et je m’embrasais. Lorsqu’il effleura ma peu, ce fût mon âme qu’il fit sursauter ». « Je vais te farcir à la bite, ma amour ! » rugit Polo avec un soupçon de préciosité que l’on n’aurait pas attendu de ce néandertalien. « Mon sang résonnait dans mes tempes à coup de massue » confiera Reine à [son amie] Victorine. Quant à Polo, pantalon aux genoux, il « devenait en sueur » et murmure (ou est-ce un râle ?) : « Je me sens homme avec toi » (Chapitre 7).

***
J’arrête ici les descriptions qui deviennent de plus en plus scabreuses, comme vous pouvez l’imaginer, mais il y a encore trois chapitres que je vous laisse lire seul(e) dans votre fauteuil ou dans votre lit. Je finis néanmoins par une note sur laquelle Chevillard nous propose de méditer :

« Nous avons une idée de ce qui benoîtement ou cyniquement s’écrit, se publie, se lit et triomphe aujourd’hui ».

En vous rappelant que certains des auteurs qui sont cités entre guillemets et en italiques « sont lauréats de grands prix littéraires ; plusieurs siègent dans les jurys qui les décernent ou à l’Académie Française ».


(1) Eric Chevillard, Défense de Prosper Brouillon, Paris : Editions Noir su Blanc, 2017.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire